Un autre regard sur le « complexe d’Œdipe »

En France et en Argentine, le complexe d’Œdipe demeure particulièrement présent dans nos esprits, tant au niveau des parents que des professionnels de la petite enfance. Il est fréquemment avancé pour expliquer certaines difficultés et comportements des jeunes enfants. Héloïse Junier, psychologue, n’est pas tout à fait d’accord et explique pourquoi. Voici son éclairage sur ce fameux complexe.
Ces derniers temps, Lola éprouve des difficultés à se séparer de son papa quand il vient la déposer chez son assistante maternelle. « Ne vous en faites pas, elle doit être en plein oedipe, ça va lui passer ! » lui lance la professionnelle. Un papa confie au pédiatre que son garçon de trois ans est particulièrement dur avec lui en ce moment. « Il doit sans doute faire son complexe d’oedipe, il cherche à prendre votre place pour gagner le cœur de sa maman, il faut sévir et ne rien laisser passer ! » lui conseille le médecin. S’il y a un concept de psychanalyse qui est populaire dans les domiciles mais également dans les lieux qui accueillent les enfants, c’est bien le complexe d’Œdipe. Il est la star des stars, le concept incontournable qu’on nous enseigne dès le lycée. On le retrouve partout : dans les magazines, à la télévision, au cinéma, dans les romans, les publicités, la formation initiale des professionnels de la petite enfance tous métiers confondus.

La version « soft » et la version « hard »
Force est de constater que la version populaire n’a rien à voir (ou presque) avec la version originale telle que Sigmund Freud, le neurologue autrichien l’a conceptualisée dans les années 1900.(1) Pour le grand public et pour de nombreux professionnels (psychologues, médecins, éducateurs de jeunes enfants, etc.), le complexe d’oedipe est une phase du développement affectif au cours de laquelle le petit enfant éprouve une affection toute particulière pour son parent du sexe opposé et une hostilité pour le parent du même sexe. C’est le cas du petit garçon qui lance à sa maman un « plus tard, je me marierai avec toi ! » ou encore de la petite fille qui veut devenir l’amoureuse de son papa, jetant à sa maman un regard rival et affirmé. La version originale, celle de Freud, est bien moins mignonnette : en réalité, le garçon cherche à avoir des RAPPORTS SEXUELS avec sa maman et à TUER son papa (afin de prendre sa place)(2). Pour faire sensation auprès de sa maman et la séduire, le garçon s’empressera de lui montrer son super zizi miniature. Quant à la fille (chez qui le complexe d’oedipe ne se manifeste pas de la même manière), elle souffrira toute sa longue vie de ne pas avoir de pénis, de ne pas être un homme. Une idée qui, allez savoir pourquoi, a toujours modérément séduit les féministes.
   
D’où nous vient cette théorie ?

Si cette théorie vous paraît farfelue, une question doit vous brûler les lèvres : sur quoi Freud s’est-il fondé pour l’élaborer ? Les plus réticents d’entre vous se demanderont même : mais qu’est-ce qui est passé par la tête de cet homme pour en venir à imaginer de telles choses au sujet des petits enfants ? Tout a commencé il y a un siècle, dans les années 1900. Freud, un médecin génial et créatif se met à théoriser le développement sexuel des enfants. Dans une lettre qu’il adresse à son ami le médecin Wilhelm Fliess, Freud confie avoir ressenti une excitation sexuelle à la vue de sa maman nue quand il avait environ 2 ans. Quelques jours plus tard, le 14 octobre 1897, toujours dans le cadre d’une lettre à l’attention de son ami, Freud réaborde ce souvenir et décide de généraliser son expérience à l’ensemble des enfants de la planète.(3) Selon lui, ce qu’il a ressenti, TOUS les enfants l’ont ressenti. Mais ne nous emballons pas : quiconque est sensibilisé à la rigueur de la méthodologie scientifique trouvera cette généralisation un peu osée (dans le milieu de la recherche, avant de confirmer une hypothèse et/ou de la généraliser à l’ensemble des petits humains de l’univers, on la teste avec un protocole et une méthodologie bien ficelée à plusieurs reprises jusqu’à retrouver le même résultat). Il n’empêche que pendant une dizaine d’années, Freud va développer, théoriser, conceptualiser le complexe d’Œdipe. En 1923, soit une vingtaine d’années plus tard, le complexe d’Œdipe (dans sa forme complète) est né.

Un concept invalidé par la recherche scientifique  
Il faut savoir que, déjà à l’époque, ce complexe d’Œdipe ne faisait pas l’unanimité chez les psychanalystes eux-mêmes. Si certains cliniciens ont revisité le complexe d’Œdipe à leur sauce (Mélanie Klein (4),  Ferenczi…), d’autres n’y ont jamais accordé d’importance (Otto Rank, Alfred Adler…). Du côté des psychologues scientifiques, le complexe d’Œdipe n’a pas fait long feu. De nombreuses équipes de recherche ont testé la validité de ce concept. Ils ont interrogé, testé, décrypté, analysé des milliers et des milliers d’enfants (via différentes méthodes), et notamment leur ressenti par rapport à leurs deux parents.(5) Avec cette question en tête de peloton : retrouvons-nous cette affection - attirance pour le parent du sexe opposé et cette hostilité pour le parent du même sexe ? Moult recherches ont souligné une attirance générale des enfants pour leur maman plutôt que pour leur papa (sans doute car les femmes sont plus impliquées dans l’éducation de leurs enfants). De leur côté, les anthropologues avaient bondi de leur chaise lorsque Freud avait déclaré que le complexe d’Œdipe était universel. Ils n’ont pas tardé à brandir un détail majeur : la configuration familiale - où l’enfant vit avec son papa et sa maman - est propre aux sociétés occidentales. Dans certaines sociétés traditionnelles par exemple, ce n’est pas le papa qui fait figure d’autorité mais plutôt le tonton. Résultat : selon les anthropologues, le caractère universel du complexe d’Œdipe tombait à l’eau.(6) D’ailleurs, n’oublions pas que ce type de débat « est-ce que le complexe d’Œdipe existe ? » demeure franco-français. Dans une majorité de pays dans le monde, cela fait bien longtemps que l’on n’en parle plus. A ces critiques, des psychanalystes répondent que le complexe d’Œdipe est une émanation du divan, une organisation psychique qui ne peut pas s’observer sur le terrain, ni être mis en lumière par une méthodologie scientifique classique.   

Les conséquences, elles, sont bien réelles
Il n’empêche que cette adhésion des français pour l’Œdipe n’est pas sans conséquences pour les enfants d’aujourd’hui. Nombre de professionnels expliquent certaines difficultés de sommeil, de concentration, de scolarité, d’apprentissage, de coopération, etc...(7) de l’enfant à travers le seul prisme du complexe d’Œdipe, sans même parfois chercher d’autres origines, et ne proposant donc pas une aide adaptée. Dans son article « Punir au nom d’Œdipe », Marc André Cotton, enseignant et historien, nous explique que la vulgarisation de ce concept freudien « a contribué à justifier la violence éducative exercée sur l’enfant et à le priver notamment d’une relation nourrissante avec sa mère ».(8) Naturellement, les partisans de la pédagogie positive, qui partagent une toute autre vision de l’enfant, ont rapidement tourné le dos à ce concept.  

Toutefois, ne noircissons pas le tableau. L’objectif de cet article n’est pas de délégitimer l’œuvre de Sigmund Freud, mais simplement de la replacer dans son contexte historique. A l’époque, le complexe d’Œdipe tel qu’il a été conceptualisé par Freud était une théorie tout à fait originale et marquante, venant titiller habilement les mœurs des sociétés mondaines. Un peu comme le furent, à leurs époques et dans un tout autre registre, les voitures à vapeur, les saignées ou le tout premier ordinateur. Le monde évoluant, l’ensemble de ces innovations passées ne suscitent plus le même intérêt (aujourd’hui, il ne vous viendrait pas à l’idée de vous rendre au travail avec une automobile à vapeur !). Reconnaissons à Freud, ce neurologue au look de père Noël intellectuel, un mérite important : celui d’avoir abordé librement et sans tabou la sexualité des enfants (entre autres, of course).


(1) Jacques Van Rillaer (2017). Le complexe d’Œdipe :Version orthodoxe et versions dissidentes. Le blog de Jacques Van Rillaer. Mediapart.
(2).Sigmund Freud « Œuvres complètes ». PUF. XX 283s.
(3) « J’ai trouvé le sentiment amoureux pour la mère et la jalousie envers le père, et je les considère maintenant comme un évènement général de la prime enfance ». Extrait de S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Paris, PUF, 2006, p. 344
(4) Le point de vue de Mélanie Klein est particulièrement anecdotique. Cette célèbre psychanalyste britannique estime que le complexe d’Œdipe apparaît chez les bébés bien plus tôt dans la vie de l’enfant : « dans l’analyse de tous les garçons, une voiture en mouvement représente la masturbation et le coït, des voitures qui s’entrechoquent, le coït, tandis que la comparaison de deux voitures de taille différente exprime la rivalité avec le père ou son pénis » - Klein, M. (1932). La psychanalyse des enfants. PUF, 2e éd. 1969, p. 81.
(5)Ces quelques références vous permettront d’approfondir le sujet (il s’agit bien sûr d’une liste non exhaustive) : Valentine, C.W. (1962) The Normal Child and Some of His Abnormalities Penguin Books. Baltimore. P108; Etude parue dans l’ouvrage « Die Theorie des Ödipuskomplexes und seine Relevanz für die heutige Erziehungswissenschaft » de Manuel Berg. P. 28; Fisher, S. and Greenberg, R. (1977) The scientific credibility of Freud's theories and therapy. Basic Books.
(6). Bronislaw Malinowski, célèbre ethnologue, est le premier à s’insurger contre l’universalité du complexe d’Œdipe. Si ses travaux vous intéressent, jetez donc un œil à cet ouvrage : Bronislaw Malinowski (1921). La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives
(7). Selon Françoise Dolto,  « sur le plan de toutes les activités intellectuelles et sociales, le complexe de castration entrera en jeu ; l’intérêt de l’enfant découle de sa curiosité sexuelle et de son ambition à égaler son père (…). Dans le domaine scolaire surtout, on verra des inhibitions au travail ; le garçon deviendra incapable de fixer son attention »
(8). http://www.regardconscient.net/archi03/0310puniroedipe.html#note6 Article intitulé « Punir au nom d’Œdipe » et paru dans l’ouvrage de Catherine Dumonteil Kremer « Elever son enfant autrement, ressources pour une éducation alternative » (La Plage, 2003.
Article rédigé par : Héloïse Junier, psychologue en crèche et formatrice
Publié le 19 avril 2018
Mis à jour le 19 avril 2018