Aux sources de la pédagogie moderne avec Comenius

Il a été à l’origine des fondements de la pédagogie en Europe. Portrait de Comenius, penseur du XVIIe siècle qui, en plus de ses autres apports, imaginait déjà l’éducation parentale et l’école maternelle. Par Fabienne-Agnès Levine, psychopédagogue.
(Re)découvrir Comenius (1592-1670)
J’avais oublié cet auteur étudié en sciences de l’éducation jusqu’à ce que les lignes écrites par Bernadette Moussy1 attirent mon attention : « Comenius est à l’origine des méthodes actives qui sont une référence pour nous actuellement, avec l’importance de l’expérience, de l’éveil sensoriel, du jeu, de la vie ensemble, de l’intérêt pour l’enfant et du respect de son développement par l’éducateur. » Jan Amos Komensky, connu sous son nom latin, Comenius, est né en 1592 en Moravie (devenue la République tchèque) et mort en 1670 aux Pays-Bas après plusieurs années d’exil politique. Le parcours de celui qui sera considéré comme le père de la pédagogie moderne a commencé en tant que pasteur d’une communauté chrétienne persécutée, celle des Frères moraves. Après avoir obtenu un doctorat en théologie, il s’est consacré à l’enseignement et a été maître d’école puis recteur en Pologne. En 1631, sa méthode pour apprendre les langues, La Porte ouverte des langues, et ses nombreuses traductions ont contribué à sa renommée mondiale. Il a vécu quelques années en Suède où lui a été confiée la responsabilité de réformer le système scolaire. Il s’est ensuite rendu en Angleterre et en Hongrie avec la même mission. Comenius a produit une œuvre littéraire et pédagogique qui a influencé tous les penseurs de l’éducation et qui a conduit l’historien du XIXe siècle Jules Michelet à le nommer « le Galilée de l’éducation ». Ce n’est pas un hasard si le programme d’échanges scolaires au sein de la Communauté européenne porte son nom depuis sa création en 1995 !

Un programme pour la petite enfanceComenius distinguait quatre périodes dont la première, l’infantia, de la naissance à six ans, retenait toute son attention : « C’est une propriété constatée chez tous les êtres à leur naissance qu’il est très facile de les plier et de leur donner une forme lorsqu’ils sont encore tendres, mais qu’ils n’obéissent plus dès qu’ils sont devenus durs. » Dans son livre L’École du giron maternel, Comenius aborde les avantages mais aussi les lacunes du fait de laisser les jeunes enfants uniquement dans leur foyer familial ; il propose donc un accompagnement des mères en tant que premières éducatrices. (À l’époque, accorder ce rôle aussi aux pères était impensable.) Il réserve des regroupements de type scolaire vers quatre ans. Dans sa recherche sur l’origine des crèches, Catherine Bouve2 évoque Comenius en tant que précurseur des établissements d’accueil collectif quand il propose : « Un projet de réforme sociale, politique et pédagogique, qui comporte une théorie de l’éducation du jeune enfant, où l’éveil des sens tient la première place et où les apprentissages gardent une dimension ludique et de plaisir. Le jeu, l’exercice physique et lelangage sont au cœur de son propos. » Elle pointe aussi les liens difficiles entre les besoins affectifs du tout-petit et une démarche éducative extra-familiale : « Le terme d’école laisse à penser que l’éducation est déléguée au sein d’institution ou de communauté, tandis que celui de giron maternel semble indiquer que l’éducation doit avoir lieu au sein de la sphère domestique, auprès de la mère. Comenius concilie ces deux approches sans vraiment trancher : l’éducation du jeune enfant revient aux parents, mais les conditions favorables à cette éducation sont rarement réunies. De là l’intérêt de confier l’éducation de ces enfants à des éducatrices compétentes. » La difficile question de la coéducation est posée.

Les lois de la nature et l’éducation sensorielle
Les références à la nature, mêlées à son époque inévitablement à la notion de divin, sont nombreuses dans les écrits pédagogiques de Comenius. Dans l’école idéale, « On pensera aussi à organiser des sorties et des promenades à l’intérieur de l’école ou au jardin. Il vaut mieux que ces promenades soient collectives et non individuelles, pour donner l’occasion aux élèves de converser les uns avec les autres, et par là, de s’exercer, se détendre et se récréer. » Cent ans avant le philosophe Jean-Jacques Rousseau, il a posé les bases d’une éducation fondée sur la nature et sur le respect du rythme de développement.
Deux cents ans avant Friedrich Fröbel (le fondateur du jardin d’enfants), il utilisait une métaphore entre la culture des plantes et l’éducation des jeunes enfants : « Tous les responsables politiques et religieux, dans la mesure où ils se soucient du salut du genre humain, doivent s’occuper de leur progéniture. Pour cela il leur faut planter, tailler, amorcer ces petites plantes du ciel que sont les enfants, les élever avec sagesse. » Il comparait donc l’enseignant ou l’éducateur à un jardinier : « Le jardinier use de la même prévoyance, traitant avec adresse les plantes nouvelles et plus délicatement les arbrisseaux délicats. Il leur épargne les blessures du sécateur, du couteau et de la faux. » À l’analogie entre l’entretien de la nature et l’accompagnement de la croissance des enfants s’ajoutaient des conseils pédagogiques sur le rôle déterminant des cinq sens dans les apprentissages, selon la formule qu’il emprunte au philosophe de l’Antiquité Aristote : « Rien ne peut être compris à moins d’être perçu par les sens. » Ainsi « Toujours et partout, ce sont, en premier lieu, les sens des élèves qui doivent être stimulés et aiguisés pour qu’ils apprennent à observer les objets. » Pour Comenius, la connaissance par les sens est le point de départ de la méthode d’enseignement gradué qu’il a élaborée et qui pose les bases de la pédagogie moderne, à savoir un enseignement adapté aux étapes du développement.

Le jeu et la joie aux sources des apprentissages
Publié en 1658, Orbis pictus ou Le Monde en images commence avec une phrase qui pourrait figurer dans un projet pédagogique de crèche d’aujourd’hui : « Que tout vienne spontanément, que la contrainte soit bannie. » C’est le premier imagier destiné aux enfants, c’est aussi le premier manuel scolaire et même la première encyclopédie visuelle, grâce aux cent cinquante thèmes présentés sous forme de dessins et de listes de mots. Le projet de l’auteur était clairement énoncé : « Que les enfants ne voient rien qu’ils ne sachent nommer, qu’ils ne nomment rien qu’ils ne sachent montrer. » Comenius est aussi l’un des premiers à avoir théorisé l’apprentissage par le jeu : « Par jeux nous entendons les mouvements du corps et de l’âme. Il ne faut pas les interdire à la jeunesse ; bien au contraire, ils doivent être recherchés et soutenus. Mais la raison doit présider au choix des jeux, pour qu’on en retire du profit. » Il pensait que le sentiment de joie devait accompagner l’accès aux connaissances. Il accordait aussi beaucoup d’importance aux relations entre pairs, que l’on retrouve dans le courant actuel de la pédagogie interactive applicable dès l’âge de la crèche : « Les parents et les précepteurs sont très utiles aux enfants, mais la compagnie des autres enfants l’est encore davantage. I/s se racontent des histoires et jouent entre eux. Des enfants égaux par l’âge, le savoir, la politesse, s’aiguisent mutuellement l’esprit, du moins si l’un ne surpasse pas l’autre en profondeur d’invention… Personne ne doutera qu’un enfant contribue mieux que quiconque à aiguiser l’esprit d’un autre enfant. »

Tous les êtres humains sont éducables
En opposition avec les idées de ses contemporains, Comenius affiche une conception positive de l’enfant et place toutes ses espérances dans cet âge de la vie. Dans son traité de pédagogie intitulé La Grande Didactique ou L’Art universel d’enseigner tout à tous, dont sont extraites toutes les citations ci-dessus, Comenius énonçait des idées humanistes et universalistes dont la défense est toujours d’actualité : « Tous les enfants, nobles ou roturiers, riches ou pauvres, garçons ou filles, de toutes les villes, cités, villages et hameaux doivent être admis dans les écoles ; voilà ce dont il faut se convaincre. » Parce qu’il croyait au pouvoir de l’éducation et de l’école en tant qu’« atelier de l’humanité », il était opposé aux châtiments corporels courants à l’époque : « Les coups de bâton n’ont aucune vertu quand il s’agit d’inspirer l’amour des choses de l’école, mais ils en ont une grande pour en faire naître l’aversion et la haine. » Comenius croyait profondément que l’école et l’instruction étaient des instruments d’égalité et d’éducation à la paix. Il avait une conception de la relation maître élève faite à la fois de fermeté et d’attention. Dans son « Avertissement au lecteur » de La Grande Didactique, il précisait : « J’ose promettre d’enseigner tout à tous avec un résultat infaillible. » Mais ça, c’était il y a longtemps…

 1.Moussy B., Les Pédagogues dans l’histoire. Entre invention et continuité, Chronique Sociale, 2016, page 48.
2. Bouve C., L’Utopie des crèches françaises au XIXe siècle : un pari sur l’enfant pauvre. Essai socio-historique, Peter Lang, 2010, page 30.
 Ibid., page 3


 

Pour en savoir plus

Moussy B. , Les pédagogues dans l’histoire, Entre invention et continuité, Chronique Sociale, 2016, page 48-54.
André C., Orbis sensualium pictus, le plus ancien livre pour enfants
 

Article rédigé par : Fabienne-Agnès Levine
Publié le 26 octobre 2020
Mis à jour le 18 janvier 2022