Faut-il leur demander de dire « merci » et « s’il te plaît » ?

Il n’est pas rare que des professionnels demandent aux enfants de prononcer les incontournables « merci », « s’il te plaît », « pardon ». Est-ce réellement le bon âge et le bon lieu pour leur apprendre les petits mots magiques ?
Nous sommes en jeu libre. Mario, pas tout à fait 3 ans, s’approche de la professionnelle d’un air déterminé, un jouet à la main. « Tétine, tétine ! » lui lance-t-il, le doigt rivé sur la boîte à tétines située sur le meuble. Surpris par son attitude, l’adulte ouvre de grands yeux. « Tu sais bien que ce n’est pas comme ça que l’on demande des choses. J’attends le mot magique. Tu le connais, je t’ai déjà entendu le dire ! ». « Tétiiiiiiiiiiiiine, tétiiiiiiiiiine !!! » s’impatiente le petit garçon, commençant à trépigner de colère. « Mario, ce n’est pas la peine de t’énerver, ça ne marche pas comme ça. J’attends le mot magique ! ». Spontanément, Mario se dirige vers l’autre bout de la pièce pour solliciter une autre professionnelle qui, sans avoir assisté à la scène, lui donne spontanément sa tétine. Pourquoi une telle différence de réaction entre ces deux adultes ?

Dire « merci » et « s’il te plaît », c’est un signe de respect
Certains adultes, parents comme professionnels, sont attachés aux mots de politesse et attendent des enfants qu’ils les prononcent à bon escient. C’est pour eux une manière d’intégrer les règles de savoir-vivre. Le mode d’accueil dans lequel ils évoluent est une sorte de mini-société dont les codes doivent être appliqués.
D’autres adultes invitent spontanément les enfants à leur dire « merci » et « s’il te plaît », sans se poser de question, un peu par automatisme. Pour eux, ces petits mots font partie du vocabulaire quotidien. Ils reproduisent instinctivement les épisodes de communication qu’ils ont eux-mêmes vécus quand ils étaient enfants, lorsque les adultes qui l’encadraient - parents, enseignants - exigeaient d’eux qu’ils jalonnent leurs discours des traditionnels « s’il te plaît » et « merci ».

Pour d’autres adultes encore, ces mots de politesse sont une réelle marque de respect. Si bien que ces derniers peuvent vivre l’absence d’un « s’il te plaît » comme une agression personnelle, un manque d’estime à leur égard, comme si l’enfant ne les considérait pas. « La dernière fois, Hugo m’a demandé de la purée, avec un air nonchalant, la bouche pleine, levant son assiette dans ma direction sans même m’adresser un regard, comme si j’étais à son service ! Je n’y croyais pas ! A quelques détails près, on aurait dit un ado insolent et provocateur… C’est plus fort que moi, je ne supporte pas cette attitude ». Cette interprétation de l’absence d’un « s’il te plaît » comme la marque d’un manque de respect est totalement erronée. Ici, la professionnelle fait preuve d’une forme d’adultomorphisme, à savoir cette tendance (que l’on a tous, plus ou moins) à décoder les comportements des enfants comme s’il s’agissait de mini-adultes. On oublie que les jeunes enfants n’ont pas du tout le même niveau de développement, ni le même degré de maturation cérébrale que leurs aînés adolescents ! Aussi, même si leur attitude suggère en apparence une forme d’insolence, la réalité est toute autre.

Ceci dit, reconnaissons que cette course précoce à la politesse est aussi largement alimentée par certains parents. Combien d’entre eux exigent que leur enfant dise « bonjour » ou « au revoir » aux professionnels, ou bien qu’il leur fasse un bisou, lors des arrivées et des départs du lieu d’accueil ? Un petit sourire au coin n’est-il pas tout aussi agréable à recevoir qu’un « bonjour » en bonne et due forme ?
Enfin, une partie des professionnels de la petite enfance n’insiste pas pour que l’enfant prononce ces mots de politesse. Pour eux, ce n’est ni l’âge, ni le lieu pour s’y atteler. Ils ont toute la vie pour devenir polis !
L’objectif de cet article n’est pas de vous encourager ou non à enseigner la politesse aux jeunes enfants que vous accueillez. Non, son objectif est de vous indiquer ce qu’il se passe réellement dans la tête d’un enfant, sur le plan de la compréhension de ces mots magiques. Le reste vous appartient !

Avant 4 ans, ces mots n’ont pas de réel sens pour l’enfant
Que pensez-vous qu’un tout-petit comprenne des mots magiques tels que « s’il te plaît », « pardon », « merci » ? A vrai dire, pas grand-chose. Enseigner la politesse à des enfants revient à leur apprendre les codes de communication d’un groupe social, à savoir la société à laquelle ils appartiennent. L’ensemble de ces mots, liés à notre culture, n’ont en soi aucun sens. On ne peut pas les toucher, les attraper, les lancer, les caresser, les mettre à la bouche. Ils sont totalement abstraits et impalpables. Or, sans doute avez-vous remarqué que les jeunes enfants demeurent dans un monde concret et physique et qu’ils appréhendaient plus facilement les éléments qu’ils pouvaient manipuler avec leurs petites mains.  

Mais ce n’est pas tout. Pour bien saisir le sens de ces mots de politesse, il faut en comprendre leur usage et à quoi ils servent dans la vraie vie (par exemple, à manifester sa gratitude à quelqu’un, sa considération, son respect). Cette compréhension repose sur un prérequis cognitif qui s’acquière au gré de la maturation de leur cerveau. Pour comprendre la portée de ces mots il faut d’abord comprendre que l’autre pense différemment de nous, qu’il a des besoins, des émotions, des croyances différentes de nous. En d’autres termes, disons que pour comprendre la portée des mots de politesse, il faut être « décentré ». Cette capacité à prendre en compte le point de vue de l’autre s’appelle la théorie de l’esprit et n’est pas mature avant 4 ans en moyenne. Avant cet âge, l’enfant ne fait que répéter mécaniquement les mots « merci » et « s’il te plaît » qu’on lui demande si souvent de prononcer dans tel ou tel contexte (quand on lui donne quelque chose, par exemple). Contrairement aux apparences, ce n’est donc qu’un conditionnement. Il est d’ailleurs inutile de chercher à brûler les étapes car cette compréhension est tributaire de leur développement cérébral. Chercher à faire entrer un jeune enfant dans le moule de la politesse alors qu’il n’est pas prêt sur le plan cognitif, c’est un peu comme apprendre à un lion à sauter dans un cerceau. Ce n’est ni naturel, ni spontané.

Etre poli soi-même est la meilleure manière de le rendre poli
Tout-petit, un enfant est poli à sa manière, bien loin des codes des adultes. Au lieu d’un traditionnel « merci », il vous fera une caresse, un petit câlin, un sourire. Un éclat de rire en réaction à un petit cadeau n’est-il pas l’une des plus belles marques de gratitude envers un adulte ? Et puis, quand il sera en âge de comprendre réellement tous ces codes, il pourra même vous dire « merci » juste pour vous faire plaisir, même s’il n’est pas satisfait du cadeau ! Patience, donc.
En attendant, la meilleure manière de rendre un enfant poli est d’être soi-même poli avec lui. Profitez qu’il vous donne un objet pour le remercier, efforcez-vous de vous excuser lorsque vous le bousculez. Ornez votre requête d’un « s’il te plaît » chaleureux et bienveillant si vous attendez quelque chose de lui. Un beau jour, il vous manifestera avec des mots le respect que vous lui avez si souvent témoigné. C’est à vous de jouer !
Article rédigé par : Héloïse Junier, psychologue en crèche, formatrice
Publié le 22 janvier 2018
Mis à jour le 04 février 2019

2 commentaires sur cet article

Portrait de Pyro
le 09/02/2018 à 19h31

Article très intéressant auquel je me permettrais d'ajouter que l'apprentissage formel des formules de politesses chez l'enfant a tendance à faire naître chez lui l'hypocrisie. L'adulte qui cherche à ce que l'enfant partage avec lui ses codes sociaux n'a pas toujours idée des ressentis de l'enfant à un instant donné, et concernant par exemple l'utilisation d'un "pardon" qui devrait, selon l'adulte, être utilisé dans divers cas où l'enfant s'est mal comporté, suivant la situation dans laquelle ce dernier se situe et suivant ses antécédents propres, il se trouvera des cas où il pourrait ne ressentir aucune culpabilité et ne pas avoir la volonté de se faire pardonner. A force de demandes de la part de l'adulte, le jeune se verrait contraint d'utiliser la formule prescrite mais tout en ayant des pensés contraires à ce qu'elle qualifie. De la même façon, en lui apprenant par la répétition l'utilisation de la formule de politesse "merci" qui sert à exprimer la reconnaissance mais là à des moments où l'enfant n'en ressent aucune, ce dernier assimilera le mot, mais ne se trouvant pas dans la condition sentimentale que celui-ci désigne, il sera tenté de continuer à l'utiliser de façon automatique sans que le mot ne soit nécessairement lié à la présence d'un sentiment de reconnaissance supposé.
Portrait de Axelle
le 26/09/2018 à 20h51

Merci pour cet article très complet. Je rajouterais qu'il me semble important de parler des "mots magiques" et des attentes en matières de politesse en tête à tête avec l'enfant et surtout jamais dans le feu de l'action devant témoin. En parler avant, en reparler après en assurant l'enfant qu'évidemment on sait qu'il accèdera le moment venu, quand il sera prêt aux codes de bonne conduite verbale... Et bien entendu le féliciter discrètement quand un pas est franchi!