Gare à notre tendance à « gadgétiser » l’émotion !

Notre engouement récent pour les émotions représente une véritable avancée dans les pratiques pédagogiques tant il nous a permis de mieux percevoir et accompagner les états émotionnels des jeunes enfants. Paradoxalement, ce mouvement nous a fait tomber dans un travers glissant, celui de la gadgétisation de l’émotion. Balle à émotions, cartes à émotions, coussin de la colère, coin à émotions… Quand c’est trop, c’est trop ! Le point de vue éclairé, tranché et un tantinet sarcastique de la psychologue Héloïse Junier qui prépare actuellement une thèse sur les émotions du jeune enfant à l’Université Paris-Descartes de Paris.

L'émotion s'inscrit au sein d'une relation humaine
L’intérêt pour les émotions du jeune enfant dans les lieux d’accueil représente un réel progrès sur le terrain. Plus que jamais, on essaie de décrypter ce qui se passe dans la tête des enfants, on cherche à comprendre leur vécu, on accompagne leurs colères, et on tend à développer leur intelligence émotionnelle (c’est-à-dire cette précieuse capacité à réguler et à comprendre ses propres émotions mais aussi à reconnaitre et à comprendre les émotions de ceux qui nous entoure – à savoir que l’intelligence émotionnelle prédirait encore mieux la réussite scolaire que le quotient intellectuel lui-même). Que demander de plus ? Le tableau serait idyllique (telle une plage de sable fin aux abords d’une eau turquoise en plein été) s’il n’y avait pas un revers à cette médaille : celui de la gadgétisation - parfois excessive - des émotions. A force de vouloir en faire trop, on a tendance à en oublier l’essentiel : que l’émotion s’inscrit avant tout au sein d’une relation humaine.

C’est le temps de repas. Un petit garçon chipe le morceau de fromage dans l’assiette de sa voisine. Soudain, la petite fille hurle, recule brutalement sa chaise de la table et se jette par terre. L’adulte interpelle avec douceur : « Sonia, je sais que tu es en colère parce que Milan t’a pris ton morceau de fromage. Pas besoin de te mettre dans des états pareils, je vais t’en donner un autre ! ». Mais c’est trop tard. Le cerveau en stress de la petite fille n’est plus en mesure d’écouter qui que ce soit. L’adulte prend la petite fille par la main et l’accompagne vers le « coin de la colère » avec bienveillance : « Sonia, tu as le droit d’être en colère mais là, en plein milieu de la pièce, c’est un peu compliqué. Tu risques de te blesser et tu déranges aussi les autres enfants qui mangent. Va plutôt sur le coussin de la colère, tu seras mieux. Tu peux le taper de toutes tes forces et même crier dedans ! Tu as même une balle que tu peux mordre ! ».

Si à 2 ans on n’a pas son « kit à émotions », c’est qu’on va rater sa vie
L’adulte, pétri de bonne volonté, a développé tout un arsenal pour développer l’intelligence émotionnelle des enfants. Pour faciliter le moment de décharge, il a créé un espace dédié aux « émotions ». Tandis que le coussin permet d’accueillir la colère de ce petit humain désinvolte, des photographies d’enfants exprimant diverses émotions sont soigneusement affichées sur le mur. Juste à côté, une balle à émotion vouée à être croquée à pleines dents attend son heure sur le sol (l’idée étant de plonger ses canines sur cette balle en mousse plutôt que sur les cuisses bien dodues du petit Louis). Un jeu de cartes à émotions se cache quant à lui dans la commode de l’entrée. Pour couronner le tout, un joli miroir surplombe cet espace pour que l’enfant puisse observer son visage pendant que son cerveau sera en plein big bang émotionnel. Tout est calibré jusque dans les moindres détails. Mais est-ce vraiment pertinent ? Ça dépend. Certains de ces outils à émotions ne font que traiter que le symptôme (l’émotion elle-même) sans traiter la cause de cette émotion (c’est-à-dire le besoin insatisfait qui a mis le cerveau de l’enfant en état d’alerte). Dans ce cas, le problème n’est pas résolu, il est dévié. Dans d’autres cas, ces outils sont mal utilisés. Une petite anecdote (véridique) : dans une crèche collective, une professionnelle présente deux cartes à émotions à un enfant : celle de la joie et celle de la tristesse. Il lui demande : « comment tu te sens aujourd’hui ? Plutôt triste ou plutôt joyeux ? ». L’enfant prend la première carte, puis aussitôt la deuxième. L’adulte commente : « Ah ben j’en conclus que tu te sens un peu joyeux mais aussi un peu triste ! ». L’enfant la regarde avec de grands yeux ronds. Décryptage de la scène ? Compte tenu de la faible maturité de son cerveau frontal (celui qui gère notamment la fonction inhibitrice), l’enfant n’est pas en mesure de faire un réel choix entre les deux stimuli (car faire un choix reviendrait à inhiber un stimulus pour favoriser un deuxième – une prouesse cognitive dont il n’est pas encore capable !). L’enfant prend alors tout simplement les deux cartes dans sa main car il les trouve jolies et que l’adulte les lui tend. Fin de l’histoire. Il n’y a pas de matière à interprétation ! A d’autres moments encore, ces outils à émotion peuvent occulter le vrai besoin de l’enfant. A cet instant par exemple, ce n’est pas d’un coussin que la petite Sonia avait besoin, ni d’une balle ou d’un jeu de cartes, mais d’un câlin empathique et chaleureux de la part de l’adulte, rien de plus.

L’émotion se vit dans la relation à l’autre (et pas dans un coussin)
Si l’ensemble des outils déployés autour des émotions peuvent aider l’enfant à affiner ses connaissances sur les émotions (c’est par exemple le cas des cartes à émotions), ils ne sont pas une fin en soi. Ceux-ci méritent d’être largement et prioritairement complétés par des activités plus humaines et réalistes qui s’ancrent dans la vraie vie. Car qu’on se le dise, c’est essentiellement dans les interactions émotionnelles que l’enfant développera son intelligence émotionnelle. C’est quand il vous verra triste, un matin, les yeux brillants, et que vous lui direz « Tu sais, Noah, je suis triste… ». C’est quand il courra partout en rigolant et que vous lui lancerez un : « Dis donc Noah, tu cours partout ! Tu as l’air heureux ! ». C’est quand il se fera taper sur la tête par le grand Hector et que vous commenterez sur un ton bienveillant : « Hector t’a tapé car il est en colère. Il ne voulait pas te faire mal, c’est juste qu’il ne contrôle pas ce qu’il fait… ».

Quelques pistes pour aider efficacement l’enfant à développer son intelligence émotionnelle… sans dépenser le moindre centime !
Justement, qu’est-ce qui favorise réellement le développement de l’intelligence émotionnelle d’un enfant ? Voici plusieurs pistes :
• Tandis que l’enfant est en plein feu d’artifice émotionnel, apportez-lui de l’ocytocine (qui est l’antidote du cortisol par excellence) en le prenant dans les bras ou en caressant sa peau, en adoptant une présence chaleureuse, tendre et empathique.
• Une fois que l’enfant a repris ses esprits, mettez des mots sur la situation qu’il vient de vivre
• Veillez à ce que les autres enfants ne manquent pas une miette de cette scène. La colère de leur petit congénère est une excellente occasion de leur montrer comment réagir à l’émotion désagréable d’autrui et ainsi de favoriser le développement de leurs compétences socio-émotionnelles et leur empathie (« Ca alors, elle ne lui crie pas dessus quand il est en colère mais, au contraire, elle lui fait un câlin ! Et v’là qu’il se calme… Que c’est intéressant ! »). N’oubliez pas que les enfants apprennent par imitation et que vous êtes leur modèle.   
• Ayez le réflexe de parler de vos propres émotions (au lieu de chercher à tout prix à les planquer dans les vestiaires entre votre manteau et vos chaussures !) : « Aujourd’hui, je me sens triste et un peu fatiguée, ce n’est pas de ta faute. Mais ça explique pourquoi je suis un peu moins disponible pour toi, pourquoi je ne suis pas aussi souriante que d’habitude… »
• Surtout, n’oubliez pas que la colère n’est que le symptôme d’un besoin insatisfait qui a mis le cerveau de l’enfant en état d’alerte. L’idée est avant tout d’identifier et de répondre à ce besoin pour calmer le cerveau de l’enfant. En d’autres termes : mieux vaut chercher à traiter la cause de l’émotion (le besoin insatisfait) que le symptôme lui-même (la colère).

Le champ de la petite enfance est au cœur d’un grand paradoxe : on développe tout un tas de gadgets autour des émotions des enfants et, à l’inverse, on demande aux professionnels de laisser leurs propres émotions aux vestiaires, de rester neutres. Comme si les émotions des enfants étaient funs alors que celles des adultes étaient sales et tabous. Or, les enfants apprennent à réguler, accueillir et comprendre leurs émotions en observant les professionnels réguler, accueillir et comprendre les leurs. Il est donc essentiel de leur montrer l’exemple ! Conclusion : si ces outils peuvent apporter un réel progrès dans les projets pédagogiques (à condition qu’ils soient utilisés intelligemment), ils ne doivent pas nous faire oublier l’essentiel : que l’émotion est humaine et qu’elle s’expérimente, se comprend, se ressent, s’explique… essentiellement dans des interactions humaines et… émotionnelles.



 
Article rédigé par : Héloïse Junier
Publié le 07 décembre 2020
Mis à jour le 17 août 2021
En effet, à force de recourir aux multiples outils maintenant à disposition, on en viendrait à occulter l'essentiel : l'inter-action. Merci pour cet article que je partage