Jeux d’enfants : un programme séduisant pour les uns, inutile pour les autres

Depuis sa création aux Etats-Unis dans les années 70 sous le nom de Carolina Abecedarian, « Jeux d’enfants » s’est déployé notamment au Québec qui en a traduit tous les outils pédagogiques en français. Il n’est expérimenté en France que depuis 2014. On a donc encore peu de recul. Néanmoins nombre de professionnels s’interrogent sur l’intérêt d’un tel programme et en pointent les éventuels dangers.
Un dispositif  de lutte contre les inégalités né aux Etats-Unis dans les années 1970
L’approche « Jeux d’enfants » a grandi sur le continent américain. Point de départ : l’étude Abecedarian initiée par deux chercheurs américains - Joseph Sparling et Isabelle Lewis - de l’ Université de Caroline du Nord entre 1972 et 1977. Un programme mis en place dans un contexte très spécifique de très fortes inégalités sociales. L’idée étant d’expérimenter une nouvelle stratégie de prévention de la pauvreté et de tenter de rompre le cercle vicieux où les inégalités entrainent les inégalités, la pauvreté engendre la pauvreté. Le projet : accueillir des enfants en grande précarité dans une crèche de très haute qualité éducative qui puisse compenser un environnement familial plutôt défavorisé et donc défavorable aux apprentissages. Une crèche à haute qualité ? C’est-à-dire proposant un programme très précis et complet d’activités inspirés par la recherche et mis en œuvre dans la crèche de l’Université. Recherche universitaire oblige, l’étude a été assortie d’une évaluation scientifique portant sur le long terme. L’ambition : mesurer les effets du dispositif sur le développement des enfants, leur préparation à l’entrée à l’école, leur réussite scolaire, universitaire et professionnelle, leur santé à l’âge adulte. Le suivi de cette cohorte de bébés ayant profité entre 4 mois et 5 ans (55 enfants nés entre 1972 et 1977) de cet accueil spécifique en crèche a permis d’en mesurer précisément les effets. Ces enfants-là ont connu un développement cognitif plus rapide que ceux issus d’un même milieu n’en n’ayant pas bénéficié. Et les bénéfices ont persisté tout au long de leur scolarité. Par ailleurs devenus adultes, leurs chances d’obtenir un emploi qualifié ont quasiment doublé.

Abecedarian devient Jeux d’enfants en 2004-2005 
En 2004, les outils pédagogiques et la méthode sont traduits en français et adaptés au Québec grâce à la Fondation Lucie et André Chagnon. Le dispositif est déployé dans les lieux d’accueil, les regroupements locaux et les organismes communautaires de familles et intégrée dans les activités régulières de certains acteurs de la petite enfance. Introduite pour la première fois en France à Lille en 2014 à la fois dans des crèches et auprès d’assistantes maternelles,  elle a depuis 2016 été expérimentée dans des crèches mutualistes de Nantes, Auxerre, Brest  et Lyon avec une évaluation menée par l’ANSA (voir encadré).

Des jeux dirigés en fonction des capacités de l’enfant
Jeux d’enfants propose un grand nombre d’activités aux enfants de la naissance à l’âge de 5 ans qui ont plusieurs fonctions : d’une part stimuler leur développement en mettant l’accent sur l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du langage ; d’autre part d’acquérir diverses compétences liées à la socialisation, au développement émotionnel et cognitif, à la créativité, à l’occupation de l’espace et à la motricité. Elle met à disposition des professionnels 5 livrets qui regroupent, expliquent et illustrent les jeux simples à proposer aux enfants selon leurs stades de développement et leur âge : 0-12 mois, 12-24 mois, 24-36 mois, 36-48 mois, 48-60 mois. Lors de la journée restituant la première évaluation de l’expérimentation portée par Générations Mutualistes, son président Miche Martin résumait le choix de son réseau en ces termes : « Quatre points majeurs nous ont séduits dans ce programme : la contribution à la réduction des inégalités, une approche centrée sur les compétences et la capacités de l’enfant sur ce qu'il sait faire et non pas ce qu'il devrait savoir faire, l’implication des parents avec les professionnels dans l’observation conjointe « des bourgeons de compétences » repérés chez l’enfant et enfin le fait qu’il y a ait une évaluation à la clef  ».

Jeux d’enfants : des inquiétudes et des critiques argumentées
Jeux d’enfants ne fait pas l’unanimité. Evidemment sa finalité affichée : la lutte contre les inégalités fait consensus. Pour autant d’aucuns s’interrogent : le programme a-t-il vraiment fait ses preuves ? Et d’ailleurs s’il était si performant, pourquoi n'a-t-il pas été généralisé au sein même du pays où il est né, les Etats-Unis ? Est-il adapté aux modes d’accueil français ? Ne nuit-il pas à la créativité des professionnels en proposant un dispositif pédagogique très normé laissant peu d’initiative à ceux et celles qui l’appliquent. Et finalement ces programmes standardisés ne perdent-ils pas de vue que chaque enfant a besoin d’une attention et d’un accompagnement individualisé faisant appel à la réflexivité des professionnels qui l’accueillent ?
Dans la contribution du président et de la vice-présidente du Syndicat des médecins de PMI, Pierre Suesser et Marie Christine Colombo que nous venons de publier, les deux médecins expriment clairement leur méfiance. Et se demandent « si cela ne confine-t-il pas à une forme de conditionnement performatif, au risque d'ignorer voire de contrecarrer d'autres enjeux tout autant cruciaux pour le développement de l'enfant : l'expression de sa sensibilité, de son imaginaire, de sa capacité de rêverie, le respect de la non linéarité des parcours développementaux et de leur singularité hétérogène, notamment ? (…) » Et ils poursuivent : « En tout état de cause des programmes de soutien aux éveils du jeune enfant ne devraient-ils pas faire l'objet, s'ils sont proposés, d'une véritable réflexion d'équipe de chaque crèche concernée, dans le cadre de son projet pédagogique propre, quant à son usage au regard des pratiques et expériences déjà engagées, des compétences mobilisées dans l'équipe et des adaptations éventuelles de la méthode ? »

Des propos que nombre de professionnels de terrain pourraient faire leur tant ils ont le sentiment qu’un accueil de qualité ne se résume pas à l’application rigoureuse de jeux standardisés, quand bien même ils nécessitent au préalable un travail d’observation. Et qui surtout ne voudraient pas que de tels programmes « clefs en mains » puissent être confiés à des professionnels peu qualifiés au détriment de professionnels formés à l’accueil et au développement du jeune enfant dans sa globalité.

Bilan de l'expérimentation des 5 crèches de Générations Mutualistes

L'évaluation a été ménée par l'ANSA avec le soutien d'un comité d'experts scientifiques. Principl enseignement, Jeux d'enfants a permis de faire évoluer les pratiques pédagogiques (observation plus fine et fréquente des enfants, proposition d'activités individualisées, échanges riches avec les parents, meilleure compréhension  du développement de l'enfant et valorisation de ses potentialités). Par ailleurs les professionnels se sont sentis valorisés dans leur rôle pédagogique.
• Les 5 crèches ont choisi de ne proposer le dispositif qu'à une partie des enfants (essentiellement par manque de temps mais le choix des enfants n'a pas toujours été facile et bien vécu).
• Selon les structures, les parents ont été impliqués d'emblée ou plus tardivement (10 à 12 mois ).
• 70% des professionnels proposent au moins un jeu par semaine.
• 89% des professionnels déclarent prendre plaisir à pratiquer les jeux.

Article rédigé par : Catherine Lelièvre
Publié le 19 octobre 2017
Mis à jour le 01 mars 2018
Mais encore ? Je reste sur ma faim quant aux détails de la démarche et quant aux conséquences sur les enfants. .. principaux destinataires des objectifs initiaux, non?