Éduquer le regard des bébés avec les imagiers de Tana Hoban

Parmi les artistes du XXe siècle qui ont ouvert la voie à des créations destinées au public des enfants, Tana Hoban est dans les premiers à avoir mis la photographie au service de la conception d’imagiers. Ses albums de photos sans texte plaisent-ils encore aux tout-petits d’aujourd’hui ? L'éclairage de Fabienne Agnès Levine, psychopédagogue.
Portrait d’une Américaine à Paris 
Tana Hoban est née en 1917 à Philadelphie dans une famille originaire de Russie. Fille d’un publicitaire et photographe, mariée avec un photographe, elle a commencé par des études académiques d’art et de dessin avant de se consacrer elle aussi à la photographie. Elle a obtenu une bourse pour étudier la peinture en Europe. À son retour aux États-Unis en 1939, elle a réalisé des illustrations qui ont fait la couverture de grands magazines et, en tant que photographe, s’est spécialisée dans les portraits d’enfants. Quelques années après, alors qu’elle avait commencé à exposer, une de ses photographies a été sélectionnée pour une exposition intitulée « The Family of Man » dont le succès fut international. Cette exposition a été inaugurée en 1955 dans le prestigieux musée d’art moderne, le MoMa de New York et a été présentée en Europe sous le titre « La grande famille des hommes ». Tana Hoban a poursuivi sa carrière dans le milieu de la publicité mais s’est aussi essayée au cinéma, a créé un cours de photographie à l’école des beaux-arts de Philadelphie et a entrepris d’autres projets, comme la création d’une ligne de vêtements originaux. En 1970, elle opère un virage décisif lorsqu’elle décide non plus de prendre les enfants comme modèles mais de s’adresser à eux en tant que public avec son mode d’expression privilégié, la photographie. Aux États-Unis, elle publie plusieurs livres qui seront ensuite édités dans d’autres pays. En 1983, elle s’installe à Paris avec son second mari (célèbre photographe également), y continue son œuvre, soit une cinquantaine de livres au total, jusqu’à sa mort en 2006. 

Une pionnière des imagiers photographiques
Si proposer des livres uniquement en noir et blanc aux jeunes enfants est devenu banal aujourd’hui, c’est parce que des auteurs en ont eu l’idée il y a déjà longtemps. C’était à l’époque où les connaissances scientifiques sur la vision des nouveau-nés révélaient que, pendant les premiers mois, les contrastes sont plus perçus que les couleurs elles-mêmes. Tana Hoban n’est donc pas la seule mais une des premières à avoir conçu un imagier premier âge à base d’oppositions noir/blanc. La qualité de ses albums cartonnés « Blanc sur Noir » et « Noir sur Blanc » tient dans la disposition sobre et élégante de silhouettes d’objets familiers et d’animaux, un par page. Dans d’autres albums, l’auteur a choisi de jouer avec des gammes de couleurs et des cadres dans lesquels sont disposés des objets : « Des couleurs et des choses » ou « Toutes sortes de formes ». Les photos sont rarement accompagnées de mots mais invitent toujours au langage et à la pensée. Cécile Boulaire*, maître de conférence spécialisée en littérature pour la jeunesse explique : « Ce que semblent nous dire ces images “mises en ordre”, c’est qu’il y a pour les objets mille manières de se ressembler : par la couleur, certes, mais aussi par l’usage, par l’appartenance à un règne, par les dimensions ou la texture – et que choisir une de ces “clés” de répartition nous amène immanquablement à faire apparaître les autres aussi. » Les titres eux-mêmes invitent souvent aux échanges entre l’adulte et l’enfant, comme dans « Que vois-tu ? », « Qui sont-ils ? », « Où précisément ? » ou « De quelle couleur ? ». Tana Hoban recommandait d’être présent pour accompagner l’enfant dans la découverte d’un univers familier remis en scène en guidant son attention visuelle. Pour l’artiste peintre et auteur Sophie Curtil , c’est surtout le rapport au toucher qui traverse tous ses albums : « Là où l'aspect affectif de la relation est le plus évident, c'est dans les images qui font appel au toucher et évoquent le contact : les textures, les surfaces, les peaux, et les mains en général. » 

Lorsque l’inspiration vient des enfants
Dans des interviews, Tana Hoban racontait qu’elle avait été marquée par une initiative en milieu scolaire dans une école expérimentale de New York dans les années soixante-dix : des enfants avaient été questionnés sur ce qu’ils avaient vu sur leur trajet d’école et avaient presque tous répondu « rien », aussi leur proposa-t-on de refaire le même chemin avec un appareil photo à leur disposition. Certes, Tana Hoban avait déjà réalisé ses deux premiers albums (« Look Again » et « Shapes and Things ») sur ce principe de mise en valeur du banal mais cette expérience pédagogique l’a confortée dans son idée de faire des photographies en vue d’initier les enfants au langage visuel à travers la représentation du quotidien, et ce dès le plus jeune âge. Dès lors, elle n’a cessé de décliner multiples versions du réel avec différentes procédés et grâce à une grande créativité. Elle a gardé la même ambition pour les albums qui se sont succédé : capter l’attention, déclencher le sens de l’observation, mettre en relation des couleurs, des formes, des textures, et dans tous les cas susciter le dialogue. Dans un interview publié sur le site de son éditeur français (Kaléidoscope), Tana Hoban déclarait en 2000 : « Pour moi les détails sont le plus important. C’est une autre façon de voir – qui aiguise ma perception et c’est ce que je veux faire passer aux enfants à travers mes livres. Je veux dire aux enfants de continuer à regarder, de faire attention aux détails, d’observer, de voir. Je veux qu’ils voient des choses qu’ils n’avaient jamais vues auparavant, ne pas passer trop vite sur ce qui les entoure. »

Une œuvre qui parle encore aux enfants
De son vivant et après, des expositions ont été consacrées à la photographe dans des médiathèques et dans des salons du livre à travers toute l’Europe. En France, entre 1990 et 2005, la maison d’édition Kaléidoscope avait publié près de quinze livres de Tana Hoban mais tous n’ont pas été réimprimés. Heureusement, ils sont encore disponibles à l’emprunt dans des bibliothèques jeunesse. Comme l’écrivait en 1999 la bibliothécaire Geneviève Chatouillot dans la préface de l’album « Regarde bien », « la plupart des livres de Tana Hoban sont sans texte mais les enfants qui les voient ne restent jamais sans voix devant ses photos ». Depuis, l’environnement visuel des tout-petits a bien changé. Aussi est-il intéressant d’observer comment ces photos d’hier sont perçues par des enfants qui aujourd’hui ont une telle facilité à faire défiler avec leurs doigts image après image sur des écrans de smartphone ou de tablette. Si la rencontre ne se fait pas spontanément entre un enfant et un imagier de Tana Hoban, c’est donc à l’adulte de déclencher le plaisir en prenant le temps avec lui de regarder, nommer, comparer, associer, commenter, s’étonner, s’émerveiller. Même si cela doit demander un petit effort de concentration de la part du tout-petit, il est intéressant de saisir cette belle occasion d’éducation à l’image en s’amusant.
 
*https://album50.hypotheses.org/1568
**Regarder avec Tana Horban, La revue des livres pour enfants, n°168-169, avril 1996
Article rédigé par : Fabienne Agnès Levine
Publié le 23 novembre 2020
Mis à jour le 24 novembre 2020