Déconfinement : innover dans un cadre (très) contraignant, un (grand) défi pour les équipes ! Par Fabienne-Agnès Levine

Bientôt, quand les crèches, les autres EAJE et les MAM rouvriront, professionnels, parents et enfants découvriront un cadre de vie quelque peu différent. L’accueil des familles sera restreint au minimum, la proximité physique entre collègues sera proscrite, les interactions entre enfants seront sous contrôle, l’accès à tous les espaces sera réduit. Situation inédite. Innovation ou régression ? s’interroge de Fabienne Agnès Levine, psychopédagogue.
Beaucoup d’inconnu pour les responsables d’établissements, à commencer par les effectifs d’enfants et de professionnels qui vont déterminer la gestion des plannings à venir. À ces deux critères se rajoutent tellement d’autres éléments à prendre en compte pour assurer la réouverture après le 11 mai : accroissement des tâches de nettoyage et de désinfection, modalités concrètes d’arrivée et de départ des enfants, composition de groupes d’enfants fixes, application des gestes barrières, partage (ou plutôt non partage) des jouets, distanciation pendant le repas, les soins, les siestes, les activités ... Pour commencer, les questions vont porter sur la faisabilité : combien d’heures à programmer (et à financer) pour le surcroît d’entretien ? Où organiser les moments de transition du matin et du soir ? Quelles possibilités d’espacer les lits d’un mètre ? Combien d’enfants peuvent manger autour de la même table ? Comment maintenir des groupes stables en multi-accueil alors que les créneaux horaires de présence sont variables ? Comment organiser la circulation des enfants et des adultes en limitant leurs croisements ? Et bien d’autres questions que j’oublie.

La résistance au changement n’aura pas lieu !
Les phénomènes de résistance au changement décrits dans les manuels de management expliquent que toute décision concernant les membres d’une même équipe sans les concerter et sans les impliquer est vouée à une première réaction négative et à une opposition de principe. La personne qui est à l’initiative d’une nouvelle organisation doit donc compter sur le facteur temps. En multi-accueil, les situations auxquelles les agents sont confrontés au changement sont courantes et sources de désaccords. Évoquons quelques exemples : la réorganisation des groupes d’enfants d’âge homogène en groupes inter-âges ou le contraire n’est jamais facile, la mise en œuvre d’un projet pédagogique autour de l’approche piklérienne, de l’itinérance ludique, du modèle culturel de Pistoïa ou de toute autre démarche ne se fait pas en un jour, la décision de l’inclusion d’enfants en situation de handicap suscite parfois des réactions d’inquiétudes pouvant aller jusqu’au refus. Mais à situation exceptionnelle, comportements exceptionnels : la réouverture de l’établissement et la protection sanitaire de tous étant conditionnées à la mise en œuvre de pratiques nouvelles, nécessité fait loi ! Toutefois, faire l’économie de temps de concertation, de réunions d’équipe et d’une réévaluation permanente des mesures prises pourrait être contre-productif : professionnels découragés, enfants insécurisés, manque de communication avec les familles, standardisation des activités, appauvrissement de l’offre de jouets. Rien ne va être facile mais plus que jamais, les concertations entre professionnels et le maintien de moments de convivialité aideront à faire face. Faire l’impasse de la réflexion sous prétexte d’efficacité serait une erreur. Seule la cohésion d’équipe sera le garant d’une reprise en douceur sans atteindre ni la joie de vivre des enfants ni la bonne humeur des adultes.

Vers le retour du « tout sanitaire » ?
En Ile-de-France, le CIG Petite Couronne1 a publié dès le 26 mars une fiche de recommandations intitulée « Accueil en crèche des enfants en période Covid-19 » qui donne des précisions telles que : « Pas plus de 8-10 enfants par salle. Adapter le nombre d’adultes par salle. Organiser les activités de telle sorte que les groupes d’enfants ne se croisent pas dans les accueils du matin ou du soir, lors du déjeuner et lors des activités extérieures. Composer des groupes fixes d’un jour sur l’autre (pas de croisement des groupes pour éviter les contaminations). Limiter l’accès à certaines salles au sein des établissements ».

Difficile de discuter des mesures de protection légitimées par une situation de crise. Mais n’empêche, toutes ces consignes mises bout à bout font penser à la description des crèches à l’ancienne (jusque dans les années 1980 ou 1990 selon les villes) : des crèches conçues sur le modèle hospitalier, avec des sections juxtaposées le long d’un couloir, avec les portes fermées toute la journée. Les personnels de chaque section devaient même éviter de se croiser dans les couloirs, mesure liée à la la crainte d’un éventuel foyer infectieux qui se propage. Cette vision hygiéniste se traduisait aussi par un nombre très limité de jouets, lesquels étaient lavés quotidiennement : une astuce était d’alterner un jour sur deux entre la mise à disposition d’un bac de jouets “mous” (en caoutchouc ou en tissu) et un bac de jouets durs (en plastique ou en bois). Ainsi la directrice pouvait vérifier d’un coup d’œil que la désinfection avait bien été effectuée. Pour les mêmes raisons, une pratique qui a persisté jusqu’à la fin des années 1980 consistait dans certaines crèches à faire déshabiller le bébé par son parent dans le hall d’entrée avant de lui mettre les vêtements de la crèche. Dans ce climat médicalisé, l’attention à la santé des tout-petits en collectivité se manifestait, entre autres, par la pesée et la mesure hebdomadaires de chaque enfant (avec affichage sur le mur). Les anecdotes (et les livres) sur le temps où la fonction sanitaire des crèches était prioritaire ne manquent pas.  

Sages recommandations … ou pas ?
Depuis plus d’une trentaine d’années, les progrès médicaux ont permis d’assouplir considérablement les précautions sanitaires en collectivité de jeunes enfants et l’intérêt s’est déplacé sur la prise de conscience des effets de l’exposition aux substances potentiellement polluantes dans l’environnement intérieur. Parmi les acquis : faire le nettoyage des locaux et du matériel en l’absence des enfants ; aérer les pièces avant leur arrivée pour diminuer les émanations de produits détergents et désinfectants. Aussi, l’hypothèse de désinfecter systématiquement le mobilier ou tout autre matériel utilisé par les enfants à longueur de journée interpelle en terme de santé environnementale. Cette mesure évoquée par les médias à propos des écoles n’a pas été confirmée par des recommandations officielles. Le milieu de la petite enfance est à priori déjà habitué au respect de protocoles rigoureux, en principe affichés dans les locaux. Comment interpréter les consignes contenues dans le communiqué du 1 avril autour des « mesures d’hygiène préventive au quotidien » ?

Le port d’un masque est évoqué au conditionnel et le discours du Premier Ministre du 19 avril ne donne pas beaucoup plus d’informations. À suivre. Les mesures sur l’hygiène des mains sont plus directives mais presque toutes sont de l’ordre du bon sens : le lavage des mains dans les règles de l’art (30 secondes, etc.) doit se faire « Avant et après chaque change. Avant d’accompagner un enfant aux toilettes et après l’y avoir accompagné. Avant d’aller aux toilettes et après y être allé. Avant chaque repas. » Enfin, avant le passage aux toilettes : moins évident d’y penser ! Pas évident non plus : « Après tout contact avec l’un des parents ». En tout cas, vive les solutions hydro-alcooliques, car il est impensable de laisser des enfants seuls à chaque fois ! Pour les enfants, un minimum de cinq lavages est préconisé dans la journée. Oui mais rappelez-vous… pas tous en même temps. Une question d’organisation. Bonne chance.

Un autre point essentiel est l’hygiène des locaux et du matériel : ce qui est prévu dans le document officiel ne fait que rappeler ce qui est en vigueur dans des locaux accueillant de très jeunes enfants : « Nettoyer tous les jours les sols et les surfaces avec les produits ménagers usuels. Nettoyer tous les jours le matériel utilisé sans oublier les cuvettes de toilette et pots individuels. Changer le linge dès que nécessaire (bavoirs, draps, gants, turbulettes et serviettes individuelles). Vider tous les jours les poubelles et autres conditionnements. Veiller à l’approvisionnement permanent des toilettes en papier et savon. Aérer régulièrement les locaux ».

Une consigne plus contraignante peut être de « Nettoyer tous les jours les jouets en portant une attention particulière à ceux pouvant être portés à la bouche. » En effet, le lavage des jouets et de tout autre matériel de jeu (éléments de motricité, feutres, pots de pâte à modeler, etc.) font l’objet de pratiques très variables d’un établissement à l’autre, avec un calendrier qui va de chaque jour à moins d’une fois par mois. Cette demande est l’occasion de refaire le point en équipe sur les protocoles à suivre.
Le risque, en prenant toutes les précautions demandées et souhaitables, est de limiter considérablement le nombre de jouets en accès libre dans la salle et de proposer une seule activité par jour en vue d’économiser le temps passé à la désinfection.
Adieu les décloisonnements entre les groupes et les portes ouvertes avec des enfants qui vont d’un pôle de jeu à un autre, qui transportent les jouets d’une section à une autre, qui enchaînent des activités dans des salles différentes, qui se séparent et se regroupent au gré de leurs initiatives. Dans certaines structures, c’est carrément le cœur du projet qui tombe à l’eau !

Quid du projet pédagogique ?
Depuis déjà 20 ans, la mission des crèches est de « veiller à la santé, à la sécurité et au bien-être des enfants. » Le décret d’août 2000 a rendu obligatoire la rédaction d’un projet d’établissement, nommé aussi éducatif et social. Il doit comporter des éléments du contexte social, des commentaires sur la finalité éducative et enfin un plus long développement sur les modalités concrètes de fonctionnement. C’est cette dernière partie, appelée projet pédagogique, qui sert de document de travail car il annonce autant qu’il justifie l’organisation. Il est à mettre entre les mains des stagiaires pour leur permettre de s’adapter. Par ailleurs, le projet est ou devrait être présenté aux parents au moment de l’inscription, au moins sous la forme d’un livret d’accueil. Dorénavant, continuer à appliquer le projet de la structure va certainement être “mission impossible” pour beaucoup d’équipes. Pendant toute la période de déconfinement, comment faire cohabiter des modalités pratiques longuement élaborées pour l’accueil, le repas, le repos, les soins et le jeu des tout-petits avec des mesures strictement sanitaires ? Il va certainement falloir oublier ou du moins mettre de côté les choix concrets annoncés dans le projet pour répondre aux besoins de chaque enfant mais différemment. En effet, un certain nombre de pratiques seront guidées par des recommandations et non plus par des moyens d’action qui découlent des objectifs pédagogiques, en lien avec la finalité éducative. Que prévoit le seul document disponible à ce jour (en attendant les prochaines recommandations), le communiqué du Ministère des Solidarités et de la Santé du 1 avril 2020  intitulé « Modes d’accueil du jeune enfant et accueil des enfants de 0 à 3 ans de professionnels prioritaires » ?
Il donne des précisions sur l’« Organisation générale des activités en cas d’accueil de plusieurs groupes d’enfants de 10 enfants au sein d’un même établissement ». « Ne pas organiser de temps de regroupements des enfants. » : oui mais comment réinventer les temps de livres, de chansons, de rituels de bonjour et autres ?

« Ne pas organiser d’activités collectives ou de repas communs aux groupes d’enfants. » : une belle occasion de se demander ce qu’est une activité collective avec des tout-petits et lesquelles ne peuvent plus se faire ?  À part la ronde, pas facile ! Ne pas faire de repas commun ? Vaste question qui implique aussi les agents de service et qui oblige à réfléchir à ce qui différencie le fait de séparer et celui d’individualiser.
« Ne mutualiser ni les personnels ni le matériel entre les groupes d’enfants. » : un nouveau regard sur la gestion du personnel dans son aspect logistique et son impact financier… on demande à voir ! Quant au matériel « non mutualisé », ça pourrait être des codes couleur avec des gommettes partout ou toute autre signalétique qui permettrait le traçage du matériel et en particulier des jouets, objets les plus manipulés par les enfants au cours d’une journée. Est-ce réalisable ? Est-ce bien raisonnable ? Y-a-t-il une manière bienveillante d’exhorter les enfants à ne pas prêter, ne pas donner, ne pas partager ?
Dans ce même document, il est demandé d’ « organiser l’accueil des parents de manière à limiter les risques de contamination » : « à l’entrée de l’établissement ou de l’unité d’accueil uniquement », « 1m de distance entre les parents » et un mètre aussi « entre les parents et le personnel (ligne de confidentialité, traçage au sol…) », « limiter le temps passé avec les parents (des messages électroniques pourront être envoyés au lieu des transmissions orales habituelles). « Adopter la salutation distanciée (ne pas serrer la main, ne pas embrasser) ».

Comment faire quand on sait que la sécurité affective de l’enfant de moins de trois ans séparé ponctuellement de ses parents repose sur le climat de confiance existant, mais aussi celui qu’il peut ressentir par lui-même, entre les adultes qui prennent soin de lui. Si le maintien à distance est le prix à payer pour la protection de tous, il va falloir être inventif sur la manière d’accueillir un enfant et sa famille sans revenir aux crèches aseptisés d’autrefois où les parents restaient sur le pas de la porte.

Un quotidien bouleversé
Assurément, la gestion de la crise sanitaire liée au coronavirus va obliger les professionnels de la petite enfance à inventer vite et bien des solutions, en choisissant les moins dommageables en tenant compte de contraintes qui s’imposent à tous. Un vrai challenge de continuer à exercer sa mission d’accompagnement du développement physique, affectif, cognitif, émotionnel et social du tout-petit tel qu’il est décrit dans le rapport Giampino de 2016 ! L’optimisation des places d’accueil étant temporairement mise entre parenthèses du fait d’effectifs d’enfants probablement très restreints, qui sait si cette période ne va pas être propice à la créativité des professionnels ?
Un contexte inattendu pour des idées innovantes qui me fait penser à ce qu’écrit le philosophe Colas Duflo2de l’espace de liberté procuré aux joueurs par l’existence de conventions : « Le jeu est l’invention d’une liberté dans et par une légalité ». Il est vrai qu’en général les pratiques innovantes découlent d’un engagement et sont le fruit d’une initiative individuelle ou collective. En lien avec une critique de l’existant et un idéal à atteindre, elles s’accompagnent d’enthousiasme et d’espoir. C’est ce qui s’est passé au siècle dernier lorsque sont nées les pédagogies actives en opposition avec un climat autoritaire dans les familles et dans les institutions de l’époque : Montessori, Decroly, Freinet, Steiner, etc. Dans la société de l’entre-deux-guerres, de “nouvelles” valeurs (coopération, autonomie, respect, motivation, spontanéité …) ont donné lieu à de nouvelles pédagogies (apprentissage par l’expérience, petits groupes, libre choix, découverte de la nature …) qui sont encore des sources d’inspiration de nos jours, y compris dans le secteur de la petite enfance. Le contexte est tout autre car le repli (incontournable) sur des mesures sanitaires est en partie contradictoire avec des projets reposant sur des arguments psychologiques et pédagogiques.
C’est le cas des équipes qui devront adopter un accueil très cloisonné là où la journée se déroulait dans des locaux ouverts à tous les enfants, sélectionner des jouets ordinaires là où l’utilisation de matériel de récupération était courante, rester en petit comité là où intervenants extérieurs et sorties faisaient partie du projet, etc. Alors que faire pour ne pas se décourager et offrir un cadre de vie suffisamment épanouissant pour les enfants ? Autant dire que dans chaque équipe, il faut oublier toute la partie du projet qui décrit le déroulement type d’une journée. Cela ne veut pas dire baisser les bras et accepter un accueil au rabais mais au contraire se mobiliser pour trouver des ressources !

Remettre la finalité éducative au centre des débats
Personne ne peut prévoir la durée des mesures sanitaires strictes, aussi est-il important de trouver du sens aux nouvelles pratiques à mettre en place. La balle est dans le camp de l’équipe de direction : n’est-ce pas un moment idéal pour se focaliser sur la finalité éducative de la structure ? Pour cela, l’outil est tout trouvé : ce sont les premières lignes du projet écrit. Qu’elles aient été rédigées rapidement pour remplir une formalité administrative ou qu’elles soient le fruit d’une élaboration en équipe, la trace qui reste dans le projet écrit est un bon point de départ. La démarche peut se faire en groupe restreint sur des temps de réunion ou dans le meilleur des cas, grâce à des séances d’analyse des pratiques avec un psychologue.
Premier conseil : ne pas tricher et reprendre telles quelles les belles phrases qui annoncent les intentions éducatives qui sous-tendent les actions ; souligner les mots abstraits (respect, autonomie, bienveillance, etc.). La suite de la démarche pour articuler les pratiques et la visée éducative est à inventer. Dans tout projet, l’énoncé des valeurs éducatives est une ligne d’horizon et non un plan de route. Même si les modalités pédagogiques en suspens sont remplacées par une organisation moins ambitieuse, il est important de dialoguer et de garder un état d’esprit positif. Et dans un cadre contraignant (dont on ne connaît pas encore tout à fait les contours), peut-être bien surgiront des pratiques innovantes !

1.CIG : Centre Interdépartemental de Gestion ; Petite Couronne : désigne les 3 départements limitrophes de Paris
2.Colas Duflo, Jouer et philosopher, PUF, 1998


 
Article rédigé par : Fabienne-Agnès Levine
Publié le 22 avril 2020
Mis à jour le 11 mai 2020