Rapport et propositions des 1000 premiers jours du bébé et Loi ASAP : le virus économique. Par Frédéric Groux

Frédéric Groux ancien EJE, aujourd’hui psychologue, fait une lecture très critique du Rapport des 1000 premiers jours qu’il juge décevant et assez peu novateur et innovant ? Et se montre encore plus désabusé si ce n’est vraiment en colère par les annonces d’Adrien Taquet. Voici son analyse précise et documentée.
La France est un pays perçu comme refusant tout changement. Les médias et la presse déclarent que toutes propositions de modifications entrainent des mouvements de contestations et manifestations. Pourtant, et je l'espère, c'est l'immobilisme des décisions pour le secteur de la petite enfance ou devrais-je dire pour la garde non-parentale qui soulèvera les contestations.
J’ai cette lourde tâche que d’évoquer le travail de la Commission des 1000 premiers du bébé présidé par Boris Cyrulnick. J’évoquerai ce que suscitent le rapport des 1000 premiers jours et les propositions qui ont été retenues : colère et incompréhension.
Bien évidemment, le rapport n’est pas Boris Cyrulnick, il faut bien distinguer les deux. D’ailleurs, c’est un rapport qui n’a pas pris le nom de son président comme cela a été le cas dans d’autres rapports : Attali 2008 et Giampino 2016. Faut-il y voir un signe ?

Pourquoi tant d’émotion pour un rapport ?
En lisant le rapport, j’ai eu l’impression d’être dans une démarche « très progressiste » : avancer sans se retourner. Le passé doit être changé, effacé… Je m’excuse pour cet épanchement émotionnel mais je ne suis que de chair et d’âme malgré mes diplômes de psy et d’EJE.
Nous avons vécu une dizaine d’années difficiles et complexes dans le secteur de la petite enfance. Nous étions tous dans une « grande » attente d’un changement de vision « radical » autour de l’enfant comme on nous l’a annoncé en présentant les théories des 1000 premiers jours.
Je vais me permettre de parler au nom de tous les corps de métiers car mes différents postes dans les crèches, les LAEP, dans les centres de formation mais aussi à l’hôpital où je travaille en pédiatrie m'amènent à être en étroite relation avec les PMI, les CAMPS et les services sociaux.

Peu de reconnaissance pour les professionnels de la petite enfance
Depuis des années, nous sommes des âmes blessées par les différentes politiques interministérielles qui entourent les jeunes enfants. C’est une déception qui se retrouve chez de nombreux professionnels. Nous sommes confrontés à des interlocuteurs qui parlent comme des tableaux Excel et ont l’affectivité d’un bilan comptable. L’écart entre eux et nous ne pourrait pas être plus grand. J’attendais que le rapport change les vilains petits canards que représente la petite enfance avec nos salaires bas, le manque de reconnaissance de la société pour notre profession, en des signes des temps meilleurs mais cela parait peine perdue.
Je me souviens de ma rencontre avec le président Boris Cyrulnick en décembre 2019, où j’avais pu évoquer mon ambivalence. Cela fait un an que cette commission est médiatisée mais elle est déjà bien diffusée depuis 5 ans où j’ai pu suivre des formations sur ce thème et faire des recherches pour documenter mes articles. On nous promettait une rupture radicale de la société sur la prise en charge des jeunes enfants mais aussi des investissements… nous étions en attente de ces paroles depuis longtemps. J’étais bien conscient de la formulation « slogan » mais j’avais envie d’y croire. Peut-être, pour une fois, une politique prendrait en compte la petite enfance dans sa globalité...
Pourtant, le président Boris Cyrulnick m’avait averti : la commission fait des propositions et les politiques décident… Nous en avons eu l’amère expérience le 28 septembre 2020 en écoutant Monsieur Taquet et en découvrant que les modes d'accueils avaient été totalement oubliés des propositions... Pourtant, le rapport des 1000 premiers jours du bébé avait ciblé des problématiques « concrètes » dès les 4 mois de grossesse aux 2 ans de l'enfant. Nous étions donc vraiment un des maillons de cette campagne de prévention. D'ailleurs dans le rapport remis au gouvernement des points sont spécifiques à l'accueil collectif : « manque de formation, manque de personnel, qualité des lieux d'accueil en question ».
En ce qui concerne les formations, c'est un problème récurrent qui a été identifié depuis des années. Je me souviens qu’en 2008 lors du rapport Attali les formations pour les professionnels étaient déjà une proposition. Pourtant, très peu de temps après, la réforme des financements a fait disparaitre les DIF et CIF. De nombreux centres de formation ont été en difficultés car les formations courtes sont devenues plus difficiles à financer : ce sont pourtant des lieux de ressources, d’échanges et de réflexions. Dorénavant, soit nous n'arrivons pas à financer les formations, soit nous ne pouvons libérer un agent sur plusieurs jours car il y a un problème de taux d'encadrement des enfants.

Les politiques font donc des choix et décident mais dans l’intérêt de qui ?
En 2008, leur choix est sur le modèle gestionnaire : mettre des managers à la tête des hôpitaux. Dans l'élan d'industrialisation des soins et du service à la personne, nous avons eu la Loi Morano, en 2010. Les propositions sont souvent pour la croissance économique du secteur. Nous attendions justement un changement dans ces valeurs : ne plus être dans le quantitatif mais le qualitatif. D’ailleurs le rapport Giampino qui est cité sur la qualité, les taux d’encadrement et la formation dans EAJE n’a pas été suivi du tout en 2016. Peut-être est-il trop dans l’intérêt des enfants et des professionnels et non de la croissance du secteur économique ?

Pas de remise en cause de la PSU et du taux d’occupation
De plus, le Rapport des 1000 premiers jours cite plusieurs recherches sur l’intérêt de la qualité des EAJE en lien avec les temps d'accueils. Ce qui est assez rare pour le noter. La question de l'environnement est pourtant un point central de la théorie initiale des 1000 premiers jours du bébé. Il y aurait pu avoir un intérêt à se questionner sur l'utilité des contrats sous la forme de la prestation de service unique (PSU) qui obligent les parents à mettre les enfants sur des temps rigides et fixes. Certains parents ne peuvent récupérer leur bébé plus tôt car le contrat stipule des heures d'arrivée et de départ sinon cela aurait un impact sur la gestion du taux d'occupation. C'est de ce taux que découlent ensuite les subventions de l'état par l'intermédiaire de la Caisse d'allocation familiale (CAF).
Ce qui me désole, c’est que toutes les propositions sont déjà présentes dans la littérature depuis les années 90 : Verba, Bosse platière, Chaplain et la liste est longue. Le questionnement sur la construction de l'identité professionnelle, les taux d'encadrement sont interrogés bien avant le modèle gestionnaire en place actuellement. Les changements se font attendre alors que les savoirs sont déjà présents et de nombreux écrits sont déjà présents dont « Le livre noir de l'accueil de la petite enfance » pour décrire les dysfonctionnements de ce secteur. L'éclairage scientifique est présent mais les politiques préfèrent être dans l'obscurité ou les ignorer.
Je retrouve dans ce rapport l’ensorcellement du monde par la science médicale et psychologique. J’aurais aimé qu’on nous mette en annexe la liste des personnes interrogées par la commission : est ce qu’il y a eu des sociologues, des ethnologues, des historiens ?
Il manque aussi un versant interculturel car notre population est multiculturelle. Le public des EAJE est à l'image du monde et cela demande une souplesse que les professionnels doivent acquérir afin de ne pas « blesser » des familles avec des cultures de maternage différentes mais pas forcément mauvaises pour les enfants.
Je me questionne également sur le nombre de professionnels de EAJE qui ont été interrogés et sur celui de visites non préparées à l'avance qui montrent la réalité du terrain et non des crèches vitrines qui sont les ilots de markéting de ce secteur.
Les décisions répètent encore et encore le triste sort de la petite enfance : parler de l'importance de l'enfance mais ne pas agir et ne pas investir dans ce secteur. Pire, nous pouvons entrevoir un désengagement du service public auprès des familles et des jeunes enfants.

La qualité se mesure-t-elle avec des labels ?
Quel fut mon choc en découvrant la proposition d'un « Label ». Rajoutons encore un intermédiaire qui devrait déjà être garanti par l'agrément et les visites de contrôle de la PMI. Inconsciemment, le gouvernement dit que ce système n'est pas efficace donc il faut rajouter un garde-fou. Pourtant, la question de la qualité des lieux n'est pas discutée.
Que dire d'une proposition sur la « Charte » qui est déjà en fonction depuis deux ans ? La Charte semble être une incantation magique qui fera apparaitre des changements de pratique ou éviter des dérives dans le quotidien des EAJE.
Comment annoncer que si cette charte n'est pas appliquée, il n'y a pas d'ouverture de lieu ni d'agrément. Pour observer la charte (le respect des points), il faut que le lieu soit ouvert sinon comment observer le respect de la charte !
Monsieur Taquet vient de réinventer le projet pédagogique en moins bien... sauf que la charte ne comporte que 10 points et elle est nationale donc « normalisante ». Peut-être le gouvernement ne sait-il pas que les lieux doivent, pour leur ouverture, fournir un projet d'établissement et ce, depuis le décret dit de 2000 qui évoque les pratiques du lieu dans le projet pédagogique et le projet éducatif de manière plus clair et plus approfondi... et que ce projet d'établissement doit être contrôlé « régulièrement » par la PMI et delà découle un rapport d'évaluation ?

La folie est peut-être là, faire des injonctions paradoxales.
La folie, c'est de dire que les assistantes maternelles vont accueillir un enfant en plus pour améliorer leurs conditions de travail... Travailler plus, pour souffrir plus. En contrepartie, elles auront le droit de se former et peut-être d'obtenir la médecine du travail.
Tout savoir approximatif est dangereux et laisser décider une personne qui ne connait pas son sujet devient maltraitant par ignorance ou par économie. Il faut bien comprendre que les propositions que je viens d’énoncer sont d'un coût très réduit, voire ne coûte rien.
Après des années de déconstruction de notre secteur en diminuant le nombre de personnel, en élargissant les missions. Les différentes politiques ont créé un chaos où le personnel ne souhaite pas faire carrière et développe un malaise. En conséquence, on n'arrive plus à recruter des personnes motivées car elles sont dégoutées par le secteur. Il serait intéressant de consacrer un rapport sur la reconversion dans le secteur de la petite enfance : le turn-over, les arrêts maladies ne sont que la pointe de l'iceberg.

Rien sur les gestionnaires
La question de former 600 000 professionnels est une idée mais j'aimerais juste qu'on puisse garder ceux qui sont déjà sur le terrain. Éviter la fuite du personnel... Des lieux et des professionnels qui ont été saccagés par le modèle gestionnaire, technocratique et la normalisation à outrance. Les conséquences de cette gestion sont les constats du rapport : manque de temps, de coordination, aveuglement sur la qualité des lieux qui accueillent les enfants et les familles.
Tout cela est connu de la CAF, par le sénat qui a déjà fait une alerte sur la qualité des lieux. Pourtant, cela ne modifie en rien leur façon de gérer.  Ce qui est étonnant, c'est que, sans recherche, nous le savons et les grèves à répétition montrent bien le malaise de ce secteur.
Je trouve dommage que ce rapport n’évoque que les conséquences et non pas les raisons qui ont créé ces problèmes pour la société. Peut-être est-ce une piste à explorer. Si je peux me permettre cette métaphore : notre maison brûle et tout le monde regarde les flammes et dit : ça va être détruit. Personne ne se demande qui a mis le feu ? Pire, c’est le pyromane qui va diriger les pompiers.

Si je suis aussi dur c’est qu’après chaque rapport suit une dégradation dans notre secteur. J’ai espéré que ce rapport tant attendu nous protège de la loi ESSOC dit ASAP. Le rapport devait être le garant de la sécurité de notre secteur mais il n’en n’est rien. Je crois qu’il nous faudra pour cette étape plus que de la résilience car nous sommes en état de sidération du choc post traumatique de ces dix dernières années. Parfois, j’aimerais dire à mes étudiants ou collègues : sauve-toi, la vie t’appelle… mais ailleurs.
Après le rapport 2008 de Attali, nous avons connu un virage gestionnaire. En 2020, en même temps que ce rapport, la loi ASAP arrivera dans un contexte financier difficile. Le rapport a tenté de la contrer en proposant de garder les mètres carrés, d’augmenter le nombre de diplômés ou de changer le ratio d’enfant et d’adulte à 1 pour 5.

Quels changements attendre ?
Seulement, il est fort à parier que la crise permettra des changements mais plus quantitatifs que qualitatifs. La relance économique de notre secteur sera surement un levier pour faire sauter quelques repères importants : mettre des manageurs à la tête des EAJE, augmenter le nombre d’enfants dans les micro-crèches pour éviter les fameuses fermetures de places qui sont des demandes depuis plusieurs années de la Fédération Française des Entreprises de Crèches (FFEC). Il est possible qu'on se serve de l'affaire de la petite Rose qui a été refusée dans une micro-crèche pour lever les besoins du personnel paramédical en EAJE. Dès lors, si les médicaments ne sont plus un problème, la FFEC pourra alors mettre des gestionnaires à la direction des EAJE.  
Mon constat sur ce rapport va être surprenant, mais pour moi : Boris Cyrulnik, président de la commission a été aussi maltraité que nous. Quelques mois pour faire un rapport de 145 pages, pas de recherches dans ce rapport, certainement pas de recul entre la rédaction et les rencontres, recyclage d’autres rapports pour faire les propositions.
J’aimerais pour finir, citer une phrase du président de la Commission des 1000 premiers jours du bébé et qui correspond à mon ressenti sur le secteur :
« Adaptée à un autre domaine, une logique peut donc devenir une connerie » citation du livre Psychologie de la connerie.

 
Article rédigé par : Frédéric Groux
Publié le 05 octobre 2020
Mis à jour le 05 octobre 2020