Prendre

Naissance d’une pratique sociale élémentaire

Wilfried Lignier
couverture du livre
Un sociologue à la crèche, ce n’est pas tous les jours ! D’habitude, comme l’explique l’auteur de cet ouvrage de plus de 300 pages, on a tendance à penser que les premières années concernent le domaine de la pédiatrie et de la psychologie et non pas les sciences sociales. L’influence de la société dans l’origine des comportements de base, comme celui de prendre, est rarement envisagée, comme si on oubliait que très tôt, l’enfant est le témoin de la manière dont son entourage prend les choses et se les approprie (ou pas). Sans sous-estimer l’analyse du geste de préhension d’un point de vue neuromoteur, l’auteur pense que « le monde matériel accessible aux enfants, ce qu’ils peuvent prendre effectivement, est le produit d’une histoire ». Il se demande si le déterminisme social n’est pas aussi présent que les lois du développement psychomoteur dans les actes de préhension et l’intérêt pour la possession d’objets ? L’auteur nous met vite sur la piste : « La crèche n’est pas un espace neutre, dans l’expérience sociale des enfants, parce qu’aucun espace ne l’est ».

Aussi passionnant soit le récit de cette immersion durant une année d’un universitaire dans une section de crèche accueillant 28 enfants âgés de 2 ans et plus, il demande au lecteur de s’armer de patience pour suivre pas à pas le cheminement de l’auteur et son recours à des concepts appartenant à la philosophie, l’anthropologie ou la sociologie. Le premier chapître est à lire seulement si l’on veut comprendre les enjeux méthodologiques ayant mené au choix d’une démarche ethnographique. Les caractéristiques de ce type d’enquête basée sur l’observation en milieu naturel seront d’ailleurs rappelées tout au long du livre. Le chapître intitulé « En crèche : dans le domaine du prenable. », propose une description quasi exhaustive des choses matérielles qui peuvent faire l’objet de prises et de transactions en collectivité : jouets et livres ; doudous, tétines, vêtements et autres objets personnels ; registre de présence, mouchoirs et autres outils de travail ; aliments, etc. L’auteur se demande lesquelles sont accessibles en permanence, en accès limité, interdites, personnalisées et surtout comment les adultes gèrent les prises d’objet, réussies ou non, avec les conflits qui y sont associés. Il perçoit, de la part des adultes de la section, un écart entre leur tendance à minimiser une certaine violence entre enfants et le temps qu’ils passent à gérer leurs relations pas si harmonieuses que ça. Il décrit les professionnelles de la petite enfance comme des « pacificatrices » tout au long de la journée.

La crèche étudiée ne serait donc pas un « univers enchanté » décrit dans le projet et en réunion mais un lieu dans lequel les adultes passent beaucoup de temps à désamorcer les nombreux conflits autour de l’appropriation des choses. Il s’interroge sur une influence possible de l’origine sociale des familles dans la prise ou l’abandon d’objets et dans le rapport à la possession. Le troisième chapître, « Ce que les enfants préfèrent prendre. », fourmille d’exemples qui montrent qu’à la crèche, les enfants portent leur préférence vers des objets qu’ils connaissent déjà dans leur milieu familial, attirance que les auxiliaires savent anticiper. Les séquences décrites avec les livres ou avec les jouets tendent à montrer qu’une socialisation de genre (fille, garçon) et de classe (milieux favorisées, milieux populaires) se fait déjà avant 3 ans. Le quatrième chapître « Comment prendre par soi-même quand on est tout-petit ? s’intéresse aux différentes façons de prendre un objet, en distinguant ce que les enfants obtiennent facilement, ce qu’ils prennent en faible ou en grande quantité, ce qu’ils peuvent prendre aux autres en usant de la force physique, ce qu’ils prennent en ayant recours à l’autorité des adultes, etc. Le dernier chapître, « L’appropriation des autres, premiers essais. », élargit l’étude à la manière dont les enfants se comportent envers les personnes comme si elles étaient des « super-choses » avec des propriétés singulières.

Assurément, Wilfried Lignier propose une analyse qui se réfère à des concepts issus de la sociologie mais il sait en faciliter la compréhension par de nombreuses vignettes cliniques autour de situations tellement familières aux professionnels de la petite enfance.
 
 
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Article rédigé par : Fabienne-Agnès Levine
Publié le 04 décembre 2019
Mis à jour le 03 février 2020