De l’art, pour de vrai, s’il vous plait. Par Laurence Rameau

Puéricultrice, formatrice, auteure

reproduction Picasso
Les professionnels adorent fabriquer des décorations pour égayer les locaux des crèches. C’est une sorte de leitmotiv plaisant ou pesant, un devoir implicite que chacun intériorise et admet comme une norme. C’est comme si une crèche sans décor de crèche n’était plus une crèche… Que serait-elle alors ? Une maison ? Impensable… Il convient de faire « crèche » et donc de décorer les lieux en fonction de thèmes divers et variés, des saisons, ou des goûts personnels, très personnels parfois, des uns ou des autres. Difficile de dire que c’est moche ! En effet, ils ont mis du cœur à l’ouvrage et ont passé beaucoup de temps pour dessiner, peindre, découper, coller, etc. Que faisaient les enfants pendant ce temps ? Ils dormaient sans doute. Tous ? Ce n’est pas certain, ou alors c’est bien étrange…

De fait, autant profiter des enfants, c’est plus simple. Le mieux est de les inciter à faire des « travaux » servant à la décoration de la crèche. En plus cela montre aux parents que les professionnels sont vraiment exceptionnels : ils réussissent à faire faire aux enfants des choses aussi improbables que : des animaux, des fleurs, des ballons, et aussi des indiens ou des chevaliers… Il suffit ensuite de les coller sur les murs ou les fenêtres, ou bien de les accrocher au plafond des salles de jeux. Toutes ces productions, censées représenter des thèmes que les adultes ont choisis, mais que les enfants ne comprennent pas encore, servent à … faire crèche, sans doute. Ou alors à valoriser les professionnels ? Ça ce n’est pas gagné, car vraiment, c’est parfois très moche ! Mais comme me l’a dit récemment une professionnelle : « avec l’art, on peut aimer ou pas… » Parce qu’en plus ce serait de l’art !

En fait, cela n’a rien d’artistique et présente souvent à l’inverse un résultat inesthétique accepté parce qu’il s’agit de « petite enfance ». Existe-t-il une sorte de code, signifiant que les petits doivent être entourés de représentations que personne ne mettrait chez soi et qui associent bébé et bêtise ? Et c’est la même chose pour la musique : on leur fait écouter des chansons enfantines mais rarement de la belle et grande musique. C’est comme si l’on ne concevait pas que les petits puissent être sensibles à l’art et comprendre les œuvres. C’est comme s’ils devaient se contenter de ce qui est simple, laid et désuet. Or c’est justement lorsqu’ils sont petits que les enfants forgent leurs goûts. De la même façon que les papilles gustatives se forment dans les deux premières années de la vie, un âge d’or qui permet aux enfants d’expérimenter avec bonheur les saveurs, les arômes et les textures des aliments, la sensibilité auditive, visuelle et aussi tactile à la beauté artistique, se construit pendant ces mêmes années. Et, même si la palette sensorielle peut s’ouvrir à nouveau plus tardivement, en fonction de l’environnement dans lequel les enfants évolueront, ce qu’ils auront connu dans ce temps de la petite enfance correspond à un éveil du cerveau, une route synaptique, qui ne peuvent être négligés.

C’est la thèse de Pierre Lemarquis*, neurologue et neurophysiologiste, et aussi de Stanislas Dehaene**, professeur au Collège de France et membre de l’Académie des sciences, qui montrent tous deux que lorsque nous nous trouvons en présence d’une œuvre d’art, l’harmonie artistique agit sur notre corps en le poussant à sécréter des neurotransmetteurs qui activent le circuit du plaisir et de la récompense, en lien avec le système de l’attachement qui s’élabore dans la petite enfance.
Les œuvres stimulent des décharges d’émotions positives qui inondent le cerveau en jouant un rôle de protection et de stimulation parfaitement bénéfiques au développement des jeunes enfants. En présence d’œuvres d’art, ces derniers sont encore plus incités à découvrir le monde qui les entoure.

L’art impacte leur vision du monde, développe leur empathie et leurs capacités imaginatives et intellectuelles.
Jusqu’à présent, dans les crèches, en-dehors des conteurs et des musiciens, les interventions sur l’art existent peu. Parfois on rencontre çà et là des plasticiens. Cependant, l’ensemble de ces intervenants n’agit que très ponctuellement. De plus, ils sont habitués à un public plus âgé et/ou à des contextes scolaires ou traditionnels, et opèrent une forte guidance pédagogique sur les enfants. Rester assis, devoir écouter, ne pas toucher, faire comme l’adulte demande, sont souvent des contraintes qui sont peu adaptées à la manière dont les plus petits appréhendent le monde. Alors ils doivent raccourcir leurs interventions afin de conserver le contrôle des enfants. Ce qui est dommage et ne satisfait personne, pas même les intervenants. Ce fut le cas de cette intervenante musique qui annonçait aux professionnels d’une crèche être déçue de ses interventions car elle n’obtenait pas de résultat ! C’est bien mal connaître les jeunes enfants que d’attendre de leur part des effets (encore plus des effets immédiats), suite à un apprentissage explicite faisant appel à leur sensibilité artistique. Que d’erreurs sur la manière dont les bébés apprennent ! Dans la pédagogie adaptée aux petits, il ne peut y avoir d’attente de résultats, de point final, d’objectifs intermédiaires, de réussites ou d’échecs. Il n’y a que des environnements plus ou moins favorables.

Un petit apprend toujours de manière implicite, en étant baigné dans un environnement où les phénomènes, les actions et les réactions qui y sont liés se répètent, ce qui lui permet d’en tirer des conclusions, d’établir des statistiques. Qu’un phénomène différent, inattendu, nouveau, surgisse et il sera fortement intéressé, intrigué même. Cette situation inhabituelle constitue le moteur de ses apprentissages car elle suscite son attention. Mais si elle ne se reproduit pas, alors il ne peut rien en faire en termes d’apprentissage. Il en est ainsi de tout ce qui constitue son environnement. Par exemple le langage. Il entend des sons, des mots, des phrases qui se répètent et il discrimine alors ces sons, mots et phrases en triant ce qui revient le plus fréquemment. Certains mots sont toujours employés à côté d’autres mots, ce qui lui permet de les associer statistiquement et de les comprendre, formant ainsi des phrases. Qu’un nouveau mot surgisse et il le découvre avec un grand intérêt. S’il revient souvent, il l’associera et l’intégrera à sa propre bibliothèque interne. S’il ne le rencontre plus, il l’oubliera.

C’est cette répétition et cet équilibre entre ce qui revient et ce qui est nouveau qui constituent la forme d’apprentissage des petits. En parallèle, le bébé s’essaiera à produire sons, mots et phrases, se corrigeant et réinventant le langage qu’il entend, pour se l’approprier.
Ce n’est donc pas des résultats que cette intervenante doit attendre. Sa responsabilité ne porte pas sur ce sujet. Elle doit, d’une part s’organiser afin de présenter régulièrement aux enfants des œuvres qui se répètent et des nouveautés artistiques qui s’intègrent au fur et à mesure dans le panel proposé. Et d’autre part, elle doit permettre aux enfants de s’approprier les œuvres et de développer leur propre créativité. En quelque sorte, il faudrait que les jeunes enfants puissent expérimenter, accumuler dans leur cerveau des œuvres d’art par ce qu’ils en perçoivent, par les émotions suscitées, et aussi par leurs propres actions. Pour cela il faut leur laisser la liberté d’agir. L’engagement actif des enfants dans l’art et la culture suppose qu’ils ne soient pas contraints de s’asseoir, d’écouter ou de reproduire ce que l’adulte décide, que ce soit en lecture, en peinture, en musique, en théâtre, en arts plastiques… Car sinon leur attention est tout entière orientée vers le contrôle de leur corps ou la recherche de satisfaction affective de l’adulte et non vers ce qui présente le plus d’intérêt : percevoir, recevoir, expérimenter, comprendre, apprendre.
Alors, de l’art pour de vrai, s’il vous plait.

* Pierre Lemarquis, L’empathie esthétique : entre Mozart et Michel-Ange, Odile Jacob, 2015
** Stanislas Dehaene, Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, Odile Jacob, 2018
Article rédigé par : Laurence Rameau
Publié le 03 février 2019
Mis à jour le 09 février 2019

2 commentaires sur cet article

L'article est très intéressant ! Dommage que ma direction ne pense pas comme vous...))) Diplômée dans les Arts j'ai complété ma formation initiale par le CAP Petite Enfance et dans mon travail je mets l'accent sur les activités artistiques. Les jeunes enfants les adores, leurs parents aussi.