Anarchie, caring class, gilets roses et petite enfance. Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

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femme avec deux enfants
C’est le début de l’année, l’heure du renouveau et des résolutions, le climat est révolutionnaire et donc autorisons-nous une petite flambée d’idées et d’aspirations.

Anarchie. J’ai eu l’occasion récemment d’intervenir dans une journée de réflexion autour des Maison d’Assistants Maternels. Aussi, j’ai mené un certain nombre d’entretiens avec des professionnels engagés dans ce type de structures et j’ai été, je l’avoue, fasciné par un aspect finalement très banal mais assez « révolutionnaire ». Dans une MAM, les professionnels doivent se concerter, se coordonner, jugent et commentent leur façon respective de travailler sans avoir, entre eux, aucun rapport hiérarchique. Aussi, les tensions, les frottements, les conflits entre professionnels ne peuvent se résoudre par le « dernier mot » d’un quelconque responsable mais déclenchent - au mieux - des discussions, de la concertation, de la mise à jour des référents et des valeurs avec lesquelles on travaille auprès des jeunes enfants.

Les professionnels en MAM sont donc confrontés à une forme « d’anarchie ». Pas du tout du chaos ou du désordre, mais l’impératif de discuter et de trouver des compromis ensemble puisque, justement, le seul fondement de leur coordination tient dans leur discussion. Et cette anarchie me semble très positive en ce qu’elle amène à se concentrer sur l’objet même du travail (l’accueil et le bien-être des jeunes enfants) plutôt que de s’accrocher aux prérogatives statutaires qui structurent trop souvent les équipes professionnelles.
 

Caring class. Nous vivons maintenant depuis près de deux mois au gré de l’insurrection intermittente des Gilets Jaunes. Ce mouvement social fort et radical a inspiré bien des commentaires dont celui de l’anthropologue David Graeber lors d’un entretien pour Médiapart. Ce chercheur (et anarchiste) évoque notamment la notion de Caring Class pour analyser ce mouvement. C’est à dire, l'ensemble des employés en charge du soin des personnes vulnérables - dont les jeunes enfants.

Je cite : "La productivité dans l’éducation ou dans la santé décline, alors qu’elle continue d’augmenter dans le secteur manufacturier traditionnel, avec la robotisation et la numérisation. Cela permet de payer correctement les travailleurs, tout en faisant des bénéfices. Dans le travail du care, c’est l’inverse. De plus en plus de managers doivent justifier d’être payés pour organiser le travail et la productivité de plus en plus de gens qui se plaignent de passer de plus en plus de temps non à s’occuper des autres, mais à remplir des paperasses et des évaluations censées mesurer leur productivité et justifier le travail de ceux qui les encadrent."

Ce concept de Caring Class, c’est à dire d’un ensemble de personnes très diverses (mais majoritairement des femmes) néanmoins unies par le fait de réaliser des tâches de soins essentielles aux plus vulnérables dans des conditions de plus en plus tendues et sous la férule de règles et de strates managériales déconnectées de leur activité réelle, me semble particulièrement parlant concernant l’accueil de la petite enfance et ses évolutions actuelles.

Et donc gilets roses… Tout cela, la condition anarchique éprouvée (parfois avec des échecs) par les assistants maternels en MAM et la liberté et l’enthousiasme qui peut en sortir quand les professionnels arrivent à débattre de leur travail, l’insurrection des Gilets Jaunes et la Caring Class m’amènent (pour reprendre une expression notamment utilisée par Françoise Näser) à appeler pour un mouvement des Gilets Roses. C’est à dire pour un renversement de la table de l’accueil de la petite enfance pour en revenir au cœur du sujet : l’accueil des jeunes enfants, ce que l’on en attend pour les enfants et la société bien au-delà des statuts installés, des politiques pusillanimes et du poids d’un passé un petit peu glorieux mais surtout très passé.
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 12 janvier 2019
Mis à jour le 14 janvier 2019