De la pauvreté éducative. Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

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deux enfants se tenant par la main
La pandémie et surtout le confinement dont nous sortons aujourd’hui progressivement ont été l’occasion d’interrogations sur les inégalités parcourant nos sociétés. Les inégalités d’exposition à la pandémie, bien sûr, mais également des inégalités de devenir. En effet, l’arrêt de l’accueil des enfants dans les établissements scolaires a exacerbé et rendu plus visible encore les inégalités qui les frappent. Le décrochage, durant le confinement, d’une proportion significative d’élèves peut ainsi être lié à des inégalités plus structurelles des enfants devant la scolarisation (en fonction de la disposition ou non d’un logement adapté, mais aussi d’attitudes et d’habitudes de travail, de parents soutenants et présents etc…) Mais s’il en est ainsi pour les enfants d’âge scolaire, que penser pour les enfants d’âge « préscolaire » ? 
La petite enfance donc. Là aussi, on peut considérer qu’en l’absence d’accueil dans des « lieux de socialisation » (collectif ou individuel), chaque enfant a été d’autant plus laissé à la pauvreté ou à la richesse de son milieu ordinaire, de sa famille. C’est en cela que cette période me semble également le bon moment pour s’interroger justement sur cette pauvreté spécifique, la pauvreté éducative et pas seulement ni principalement monétaire.

J’en ai déjà parlé à plusieurs reprises dans ces chroniques, l’accueil de la petite enfance est impliqué aujourd’hui dans une stratégie de lutte contre la pauvreté qui pose de nombreuses questions. Et parmi ces questions, celle de la pauvreté contre laquelle on lutte. Lutte contre la pauvreté monétaire1 ou éducative ?
Intéressons-nous ici à ce que l’on peut appeler la pauvreté éducative, différents travaux pointent le fait que certains parents ont moins de pratiques « éducatives » avec leurs enfants, mais également et apparemment moins d’interrogations ou de préoccupations. Cela a été abordé récemment dans l’enquête Elfe2 qui mesure la pauvreté éducative à partir de l’implication parentale3, dimension incluant des pratiques (pour les enfants de 2 mois et un an) telles que : lire des livres à l’enfant, chanter des chansons, jouer avec l’enfant etc…
Les résultats sont très intéressants et permettent de bien détacher pauvreté éducative et matérielle. Ainsi : « L’intersection entre pauvreté monétaire et pauvreté dans la dimension parentale est encore plus faible : 21,5 % des enfants de deux mois (17,2 % chez les enfants d’un an) sont considérés comme pauvres pour la dimension parentale mais ne sont pas considérés comme pauvres monétairement. » De même le fait pour les parents d’être en emploi ne semble pas jouer sur leur implication parentale. Et, de plus, pour les familles monoparentales qui constituent aujourd’hui une des principales configurations où se concentre la pauvreté monétaire des enfants « (…) aucun risque accru de pauvreté n’est constaté pour la dimension parentale pour ce groupe ».

Par contre, les familles nombreuses présentent un risque accru de pauvreté dans l’implication parentale, même une fois pris en compte différents facteurs socio-démographiques. Autrement dit, la « pauvreté » des interactions aux enfants dépendrait plus de leur nombre dans la famille que du fait d’être un parent seul ou pauvre en terme monétaire.

Ces premiers résultats nous indiquent que, s’il faut accueillir prioritairement certains enfants pour changer leurs conditions de socialisation précoce, il ne faut pas pour autant se concentrer sur des situations apparentes (matérielle, monétaire) de pauvreté et mieux dessiner une pauvreté éducative qui semble se répartir autrement dans le corps social. Mais ce n’est là qu’un chantier tout juste ouvert, j’y reviendrai.


Appel de notes
1. Moisset Pierre, Lutter contre la pauvreté par l’accueil des jeunes enfants : un objectif irréaliste ? Métiers de la Petite Enfance, n°263, Novembre 2018, Elsevier Masson.
2. L'étude Elfe a pour but de mieux connaître les facteurs (environnement, entourage familial, conditions de vie…) qui peuvent avoir une influence sur le développement physique et psychologique de l’enfant, sa santé et sa socialisation. La cohorte Elfe consiste en un suivi dans le temps d’enfants nés en 2011. Près de 18 000 enfants nés en 2011 ont initialement été inclus dans l’étude, avec l’accord de leurs parents. Des entretiens par questionnaires et des prélèvements, sont réalisés aux différents âges de la vie de l’enfant afin de rendre compte de son développement et de son évolution.
3. Castillo Rico B., Leturcq M., Panico L, La pauvreté des enfants à la naissance en France, Revue des politiques sociales et familiales, n°131-132, 2ème et 3ème trimestres 2019.

 
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 12 juin 2020
Mis à jour le 01 octobre 2020