Des legos dans la dinette. Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

lego et dinette
C’est un de mes fils rouges ces dernières années : face aux changements que connaît l’accueil du jeune enfant, face aux nouvelles et moins nouvelles sollicitations (coéducation, lutte contre la pauvreté, aide à l’insertion des parents, qualité d’accueil…) adressées à la politique d’accueil du jeune enfant, il me semble que les professionnels ont moins à se former à de nouvelles compétences, de nouvelles procédures (c’est également nécessaire mais pas prioritaire à mes yeux) qu’à accroître leur réflexivité sur leur travail.

La réflexivité qu’est-ce à dire ? C’est la capacité à expliciter et rendre compte de son activité, à décrire et rendre visible les actes, les arbitrages concrets réalisés tous les jours et les valeurs au nom desquelles ils sont rendus. En effet, se positionner face à des publics vulnérables ou fragiles, accompagner la parentalité, bâtir une coéducation… toutes ces missions demandent une même chose : savoir depuis quelle « base » on parle, depuis quel rapport aux enfants et avec quelles valeurs. Et pour cela, plutôt que se tourner vers les parents dans un premier temps, les professionnels doivent se tourner vers eux-mêmes. J’en ai eu, encore très récemment la démonstration lors d’une formation au cours de laquelle j’ai demandé à des professionnels de choisir des valeurs qui leur semblaient irriguer leur travail puis de trouver des exemples concrets illustrant ces valeurs.
Un groupe de professionnels a choisi comme valeur la « liberté » accordée aux enfants ou l’autonomie (c’est très abstrait). Mais ils ont décrit que, pour cela, les professionnels installent chaque matin l’ensemble des jouets à disposition dans la section et laissent totalement les enfants faire à leur guise face à cette accessibilité. Et cela va impliquer que les professionnels peuvent regarder avec amusement et bienveillance le fait que les enfants ne jouent pas du tout avec les jouets de la manière dont cela est prévu.
Certains mettent des legos dans la dînette. D’autres renversent systématiquement tous les paniers de jouets. Et les professionnels ne guident pas, ne restreignent pas.     

Dans cette simple évocation, on trouve tout ce qui fait la subtilité et la richesse de ces métiers de l’accueil. En laissant les jeux à disposition, les professionnels créent une relative possibilité de choix, ils acceptent aussi le désordre, les détournements, les expérimentations des enfants dans ce qu’ils ont de totalement inattendu. Inattendu également par rapport à ce qu’on suppose être le bon usage des jeux ou ce que devrait être un « jeu d’enfant » digne de ce nom (est-ce que renverser les paniers de jouets est un jeu ?). Les professionnels ne font donc pas que se « simplifier » la vie en laissant les jeux à disposition. Ils observent ce qu’en font les enfants et, ainsi, construisent la liberté de ces derniers dans le lieu d’accueil, mais aussi peut être à leur domicile.
C'est en racontant de telles scènes aux parents que l’on peut accompagner et faire changer ces derniers pour les amener à mieux accueillir l’activité de découverte et d’exploration de leurs enfants. Parce qu’en effet, nombre de parents peuvent ne pas trouver pertinent que leur enfant mette des legos dans la dînette, qu’il renverse tous les jouets avant de jouer avec certains (ou pas).

On bute là sur des normes personnelles (les normes du rangé et du dérangé, les représentations de ce qu’est un jeu). Les professionnels aussi peuvent avoir ces normes et ces représentations, mais au nom de certaines valeurs, ils expérimentent de tels moments avec les enfants. Et c’est alors l’engagement des professionnels dans cette expérience, leur regard bienveillant et leur patience qui peuvent être une ressource pour les parents. C’est là que ces derniers peuvent ressentir (s’ils en ont besoin à ce moment-là) qu’éduquer un enfant consiste aussi à permettre, à construire le libre arbitre de celui-ci. Cela consiste à laisser faire, à laisser advenir parfois.

C’est là que je pense être la principale richesse de la pratique d’accueil des jeunes enfants. Dans les émotions des professionnels, dans leur engagement. Et dans les étranges arrangements auxquels ils parviennent avec les enfants. Des arrangements où, parfois, la liberté c’est des legos dans la dinette.
 
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 15 octobre 2020
Mis à jour le 13 novembre 2020