Daniel Lenoir, directeur général de la Cnaf sur le départ : « Dans le domaine de la petite enfance, tout ne se règle pas avec une politique volontariste »

Agnès Buzyn, la Ministre des Solidarités et de la Santé l’avait annoncé en septembre dernier lors d’un Conseil d’administration de la Cnaf, elle cherchait un successeur à Daniel Lenoir pour prendre la tête de la branche Famille de la Sécurité Sociale. Vincent Mazauric le remplacera à compté du 27 novembre. Juste avant ce départ programmé, Daniel Lenoir nous a accordé un entretien que nous publions aujourd’hui. Il s'exprime librement et sans réserve sur son bilan : ce dont il est fier, ce qu'il regrette de ne pas avoir anticipé, sa vision sur la petite enfance et les modes d'accueil. Les micro-crèches, le financement des EAJE, la PSU, l'investissement social, l'accueil individuel ... Tous les sujets, même ceux qui peuvent fâcher, sont abordés par le futur ex-directeur de la Cnaf, un homme de convictions. 
Les Pros de la Petite Enfance : Votre successeur sera nommé dans quelques jours. N’est-ce pas frustrant de quitter la Branche Famille avant de négocier la prochaine Convention d’Objectifs et de Gestion (COG) alors même que vous l’avez préparée ?

Daniel Lenoir : Je n’ai ni amertume ni regrets. C’est un peu frustrant effectivement de ne pouvoir négocier la prochaine COG, alors que je m’y étais préparé à partir de mon expérience de la COG actuelle. Mais en même temps Agnès Buzyn, la Ministre des Solidarités et de la Santé, ne m’a pas désavoué ni désavoué mon action. Au contraire. Elle ne m’a pas confirmé dans mes fonctions car elle souhaitait nommer quelqu’un qui puisse suivre la COG de bout en bout. Ce ne pouvait être mon cas puisque j’aurai 65 ans au milieu de la future COG et que je ne peux plus exercer la responsabilité d’un établissement public au-delà de cet âge. Je transmettrai les dossiers à mon successeur dans un esprit de continuité de service public.

A votre arrivée en septembre 2013, cela a été difficile pour vous d’appliquer une COG que vous n’aviez pas négociée ?
Quand j’ai pris le poste j’avais lu la COG et j’étais globalement d’accord, sinon je n’aurais pas accepté. J’ai abordé la COG 2013-2017 comme mon contrat de travail, ma feuille de route. En revanche, ce qui s’est avéré difficile (mais ce n’est pas une critique, je n’aurais peut-être pas fait mieux), c’est qu’un certain nombre de choses n’avaient pas ou avaient été mal anticipées : la révolution numérique, le nombre de réformes réglementaires à absorber, les tensions dans la société française… Et surtout on ne s’est pas aperçu tout de suite de ce qui était en train de changer dans le domaine de la petite enfance.

Justement en ce qui concerne la petite enfance, comment jugez-vous votre bilan ?
Je considère que c’est un bilan en demi-teinte. Il est vrai que nous n’avons pas atteint les objectifs fixés par la COG en termes de développement de l’accueil du jeune enfant. Mais objectivement, l’affichage des 100 000 places en crèches collectives et des 100 000 places en accueil individuel était un chiffre politique non atteignable. D’ailleurs, les 100 000 « solutions d’accueil » en crèche annoncées en réalité correspondaient à 66 000 places réelles. De même sur les 75 000 places en école maternelle pour les 2-3 ans promises, nous n’avions aucun levier d’action.
Quand on dit qu’on ne crée pas de places en accueil individuel, il faut lire précisément la dernière note de conjoncture de l’Observatoire de la petite enfance : c’est le recours aux assistantes maternelles qui diminue. Nous avons, il est vrai, une connaissance insuffisante de l’accueil individuel et globalement l’impression qu’il y a substitution entre les assistantes maternelles et les crèches. En ce qui concerne les assistantes maternelles, je revendique néanmoins tout le travail réalisé autour des Relais Assistants Maternels (RAM) et les aides octroyées aux Maisons d’Assistants Maternels (MAM) qui n’étaient pas prévues dans la COG.
En revanche, je regrette souvent de ne pas avoir anticipé l’explosion des micro-crèches : nous n’avons pas atteint les 66 000 places en accueil collectif et sur près de 60 000 places créées au cours de cette COG, la moitié l’ont été en micro-crèches Cmg-structure financées par la branche Famille au titre du FNPF (Fonds National des Prestations Familiales). C’est un problème car ces places n’ont pas été créées là où elles auraient dû. Et, quand elles se sont créées, elles ont déstabilisé l’offre existante tout en procédant à un « écrémage » de la population. Il faut reconnaître que nous n’avons pas pu réguler ce développement de 25 000 places qui coûtent plus cher à la Cnaf et aux familles. Tout cela pose de vraies questions qui nécessitent une vraie analyse socio-économique.

Est-ce normal qu’il y ait deux systèmes de financement possibles pour les micro-crèches : Psu et Cmg-structure ?
Fondamentalement je pense qu’il ne faudrait qu’un seul financement pour tous les EAJE. C’est le fait qu’il existe deux dispositifs qui entrainent ces distorsions : il faudrait au moins harmoniser les deux dispositifs comme le proposait le Haut Conseil de la famille il y a quelques années.

Mais les Schémas départementaux des services aux familles ne devraient-ils pas servir à cela : réguler les offres et les demandes territoire par territoire ?  
Ils n’ont pas permis d’atteindre les objectifs parce que tel n’était pas leur rôle. La seule façon d’éviter cela à l’avenir, c’est de faire en sorte que les schémas départementaux des services aux familles (SDSF) soient opposables. Avec par exemple une procédure d’agrément ou d’autorisation pour l’ouverture de toute nouvelle structure. Pour cela la COG ne suffit pas, il faudrait un acte législatif ou réglementaire. Il ne s’agit pas d’obliger ou de contraindre. Il s’agit seulement de ne pas autoriser ou au contraire d’inciter via des appels à projets, avec des aides à l’investissement.
En 2015, nous avons décidé d’octroyer 2000€ supplémentaires pour toute nouvelle place de crèche créée. Cela n’a pas déclenché un mouvement massif de création de crèches. Je pense aujourd’hui qu’à la place de ce saupoudrage national, il vaudrait mieux donner des aides vraiment conséquentes pour toute création dans des territoires prioritaires, préalablement définis dans les schémas départementaux.  

Mieux anticiper et mieux réguler, c’est la clef pour réussir à développer un accueil de la petite enfance qui corresponde aux besoins et qui permette de réguler les dépenses ?
Oui il faut renforcer notre capacité de prévision sur ce que nous finançons mais aussi de l’impact que cela peut avoir sur les autres financeurs, comme les collectivités territoriales par exemple. Nous nous sommes concentrés sur notre objectif de dépenses alors qu’il est nécessaire de considérer tout l’écosystème.
Quand j’ai constaté que les dispositifs prévus par la COG pour la création de places en crèche ne fonctionnaient pas suffisamment, c’est-à-dire dès 2014, j’ai lancé un programme d’études pour pouvoir analyser plus finement la situation.

Concrètement que vous a apporté ce programme d’études ?
Nous avons réalisé beaucoup de travaux sur le coût des places en crèches. Les crèches associatives sont les moins chères, les établissements publics les plus chers et les EAJE privés s’en sortent assez bien notamment grâce aux entreprises et aux crédits d’impôts. Mais il s’agit d’une moyenne et il y a surtout une très grande hétérogénéité des coûts. Pour nous, la question est de savoir comment peser sur ces coûts. Il nous faut un outil de pilotage déconcentré, un système d’information performant pour pouvoir suivre la dépense. Il y a de bonnes pratiques de gestion dans toutes les structures quelles qu’elles soient. Nous devons aider les professionnels à mieux comprendre que travailler sur les coûts ce n’est pas diminuer l’emploi.
Nous avons fait aussi des simulations / projections sur les écarts de financement à législation constante et les avons présentées début octobre au Haut Conseil de la Famille, de l’Enfance et de l’Age (HCFEA). Dans l’une des simulations, quand nous augmentons de 10% notre investissement dans le FNAS, cela impose mécaniquement une augmentation de dépenses de 26% pour les collectivités locales. Si nous restons dans la tendance de la COG actuelle, cela signifie que quand nous augmentons notre budget crèches de 2%, cette hausse sera multipliée par deux pour les collectivités territoriales. Ce sont des éléments dont nous n’avions pas conscience auparavant et qui pèsent sur la création ou non création de nouvelles places de crèches.

Quelles conclusions en tirez-vous ?
Pour conduire une politique rationnelle dans le domaine de la petite enfance, il faut une capacité de simulation, de prévision et d’anticipation. Et pas seulement afficher des objectifs politiques en nombre de places ! Et ne pas penser que tout se règle avec une politique volontariste. La grande leçon de la COG est qu’il ne suffit pas d’avoir les moyens financiers au niveau de la branche, il faut aussi compter avec les autres acteurs du secteur.

Y a-t-il un risque, comme certains le craignent, de privatisation de tout le système de la petite enfance ?
Je ne le crois pas. Je ne suis pas pour un grand service public de la petite enfance mais je ne suis pas non plus pour sa privatisation. Il faut un système diversifié où tout le monde a sa place. Et nous devons alors harmoniser les conditions de la concurrence.

Pour beaucoup de professionnels, votre nom est associé à la Prestation de service unique (Psu) qu’ils critiquent et subissent. Ce n’est pas vous qui l’avez instaurée mais vous l’avez toujours parfaitement assumée. La Psu c’est vraiment un bon et juste système ?
La Psu est une tarification qui doit rendre compte du service aux familles. Le monde change et la Psu est devenue un peu le bouc émissaire de toutes difficultés réelles des professionnels de la petite enfance. Est-ce un bon système ? Oui et non. Oui parce que c’est une tarification qui colle à l’activité et que l’on a fait évoluer dans un sens de plus de qualité (avec la prise en compte dans les critères de la fourniture par les structures des repas et des couches). Non, parce que dans la façon dont elle a été construite, elle a un côté « usine à gaz ». Les récents travaux que nous avons conduits avec la Direction Générale de la Cohésion Sociale (DGCS) et les gestionnaires vont dans le sens d’une simplification, notamment avec la fusion en une seule prestation de la Psu et du Contrat enfance et jeunesse (Cej). Sans doute faut-il aussi revoir les critères et les seuils pour éviter les effets de distorsion.

Il faudrait des critères plus qualitatifs ?
Oui il faudrait sans doute revoir les critères et les seuils pour éviter les effets de distorsion. La prochaine COG de façon générale devrait avoir une dimension moins quantitative et plus qualitative. La Psu a permis une amélioration du service aux familles. Mais on pourrait aussi introduire d’autres critères de qualité comme la mixité sociale, l’accueil des enfants en situation de handicap, ou encore travailler en faveur de la qualité de l’accueil autour de l’investissement social et des apprentissages précoces.

L’investissement social vous tient particulièrement à cœur. Vous l’avez montré en travaillant avec Terra Nova, France Stratégies ou l’Institut Montaigne. Néanmoins nombre de professionnels vous reprochent de le réduire à des programmes « clefs en mains » et d'en exclure les assistantes maternelles.
Les professionnels font de l’investissement social sans le savoir un peu comme Mr Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Mais est-ce de la bonne prose ? C’est la question. Nous nous penchons sur la qualité parce que nous sommes financeurs. La question est : comment faire le meilleur investissement social ? Pour le savoir il faut évaluer, avoir des méthodes. Or certains refusent toute évaluation.
Les programmes comme Parler Bambin ou Jeux d’enfants sont soumis à des évaluations. Mais on peut tout évaluer, y compris la qualité de l’accueil individuel à condition que l’on s’en donne les moyens. L’évaluation n’est pas une vérité absolue mais elle est préférable à « pas d’évaluation du tout. » C’est pour cela que je souhaite que soit créé un fonds spécial pour soutenir et évaluer l’investissement social en petite enfance. Une sorte de Whatworks (2) animé par la Cnaf qui procéderait à trois grandes évaluations par an, pas seulement dans la petite enfance d’ailleurs. Il y aurait un vrai conseil scientifique car pour une évaluation sérieuse, il faut des protocoles en plus d’une analyse des statistiques. Ce fonds serait doté de 20 millions d’euros. Tous les dossiers préparatoires ont été transmis aux inspections générales (IGAS et IGF) pour le bilan de la COG.
Nous avons une responsabilité économique et l’investissement social doit être analysé sous l’angle de ses retombées économiques.
La qualité dans le secteur de la petite enfance dépend de la qualification professionnelle de ceux qui y travaillent, du taux d’encadrement. Ce sont des conditions nécessaires mais pas suffisantes. Comptent aussi l’organisation du travail, la dynamique de l’équipe professionnelle et les programmes pédagogiques.  
Je peux comprendre pourquoi les professionnels sont inquiets dès qu’on parle d’évaluation mais je ne partage pas leur point de vue.

Revenons pour finir à quelque chose de plus personnel. Vous avez été un directeur de la Cnaf engagé et donc pas toujours consensuel. Certaines critiques vous ont-elles blessé ?
J’ai vécu des oppositions internes sur ma gestion des caisses, j’ai été sujet à des attaques personnelles et certaines ont pu me blesser. Les critiques sur la politique qui me sont adressées comme la lettre ouverte de l’ancien administrateur, Michel Langlois (3) ne m’ont pas blessé. Ce que je n’ai pas aimé c’est la forme lettre ouverte dont je n’ai pas personnellement été destinataire. Donc je n’ai pas aimé la forme, la méthode. Sur le fond je ne suis pas hostile à la polémique : elle ne me fait pas peur et fait progresser la réflexion.
Concernant la gestion des caisses, j’ai fait ce que je croyais juste de faire. J’ai harmonisé les pratiques et donc renforcé le pilotage national. Cela n’a pas plu à tout le monde. J’ai par exemple décidé dès mon arrivée que les circulaires de la Cnaf soient publiées, ce qui les rendait opposables aux caisses.
Mais au-delà des critiques, je retiens de ces quatre années le bonheur d’avoir contribué à développer les activités de la branche Famille avec nos partenaires, dans le domaine de la petite enfance comme dans d’autres, et donc à développer le lien social, la cohésion sociale. Je suis fier d’avoir dirigé la Cnaf dont nous célébrons les 50 ans, pendant un peu plus de quatre ans.


1) Aujourd’hui coexistent le Fonds Nationale d’Action Sociale (FNAS) et le Fonds National des Prestations Familiales (FNPF). Le premier finance les crèches collectives, le second l’accueil individuel et les micro-crèches Cmg-structures.
2) Whatworks britanniques, littéralement « ce qui marche », sont de véritables laboratoires d’idées. Qui permettent d’impulser et d’évaluer des politiques publiques novatrices.
3) Michel Langlois, président honoraire de la Caf de Seine-Saint-Denis, administrateur de la Cnaf de 2007 à 2013, a adressé une lettre ouverte à Agnès Buzyn, la Ministre des Solidarités et de la Santé où il s’étonne notamment que 523 millions d’euros du FNAS alloués à la création de place en crèches n’aient pas été utilisés. Daniel Lenoir y a répondu notamment sur son blog.
Article rédigé par : Propos recueillis par Catherine Lelièvre
Publié le 22 novembre 2017
Mis à jour le 08 décembre 2017