Technoférence : quand les écrans impactent les interactions parents-enfants

Depuis de nombreuses années, il est question des effets nocifs d’une surexposition des jeunes enfants aux écrans. Pourtant, les écrans sont à l’origine d’autres inconvénients quand ils sont utilisés par les parents alors que ceux-ci sont en interactions avec leurs jeunes enfants. « Écrans, débranchez nos parents Coupez leur donc le wifi On fera connaissance », chante ainsi Aldebert dans son album Enfantillages 4. Ce nouveau concept, c'est celui de technoférence qui apparaît dans les travaux de recherche. Décryptage par Marie Paule Thollon Behar, psychologue, docteur en psychologie, formatrice petite enfance, des impacts de la technoférence sur les enfants.
Ces enfants qui nous questionnent
En analyse de la pratique, il est souvent évoqué des enfants qui sont « dans leur bulle » qui communiquent peu. Ils présentent d’ailleurs souvent un retard de langage. Par exemple, Liam, bientôt 3 ans, a peu de contact par le regard. Pour entrer en communication, il touche le bras de l’adulte. Quand il arrive le matin, il paraît inquiet. On dirait que tout est nouveau pour lui. Il aime bien participer aux activités, mais n’a aucun contact avec les autres enfants, il les regarde mais ne les imite pas. Le comportement de Liam nous rappelle d’autres enfants pour lesquels, avec l’équipe, nous avons soupçonné l’impact d’une trop forte exposition aux écrans. La maman de Liam parle de sa fatigue. Le téléphone, la tablette ou la télévision sont-ils utilisés pour occuper le petit garçon à la maison ? 
Anne-Lise Ducanda (2020), médecin de PMI, milite pour que soit répertorié ce nouveau trouble, fruit de notre société hyperconnectée. Certes, les enfants ne deviennent pas autistes, mais ils peuvent présenter des comportements qui ressemblent au syndrome autistique. Les professionnels de la petite enfance sont aujourd’hui informés et essaient de sensibiliser les parents.

Une autre hypothèse : la technoférence
Les recherches actuelles révèlent un autre aspect de l’effet des écrans, tout aussi délétère sur le comportement des enfants : c’est celui qui est induit par l’interruption fréquente des interactions par l’usage de leurs écrans par les adultes ou leur manque de disponibilité. Le concept de "technoference" est défini par Mac Daniel en 2018 comme « les interruptions quotidiennes des interactions interpersonnelles ou du temps passé ensemble qui se produisent à cause des appareils de technologie numérique et mobile ».
Certes, les interactions avec le tout petit pendant les temps de la vie quotidienne ne sont pas sans interruption et la disponibilité de l’adulte n’est pas toujours totale. Mais il y a une différence entre aller chercher le yaourt dans le frigidaire pendant le repas, refermer la porte qui a claqué, répondre à un autre enfant qui interpelle et être interrompu par un bip annonçant un message sur son portable. Recevoir un message, lire une notification ne prennent pas beaucoup de temps physique et l’adulte revient rapidement vers l’enfant. Mais que se passe-t-il mentalement ? « Mes amies me proposent une sortie vendredi soir, est-ce que je vais pouvoir faire garder les enfants ? » : l’adulte n’est plus disponible psychiquement pendant un certain temps, son attention est captée par l’information qu’il vient de lire. Si cela se répète trop souvent, les interactions sont en pointillés. 

Technoférence : quels impacts sur les enfants ?
Ces interruptions peuvent entraver la mise en place du lien d’attachement sécure en diminuant la sensibilité du parent aux besoins du tout petit. Elles influent sur le contact visuel, l’attention conjointe, aspects essentiels de l’entrée dans la communication et dans la construction de la pensée (Thollon Behar 2020).  Les enfants dont les parents sont très souvent distraits par leurs connexions explorent moins leur environnement, sont moins dans la relation. Ils peuvent également présenter des comportements agressifs et perturbateurs pour attirer l’attention (Gillioz, Lejeune, Gentaz 2022). Notre petit Liam et d’autres enfants avec lui, ne seraient-ils pas victimes de cette « technoférence » ? 

Que faire pour limiter les impacts de la technoférence ?
Proscrire les portables des lieux où sont accueillis les enfants : les portables ne sont pas seulement dangereux par les ondes qu’ils produisent… mais essentiellement par la distraction qu’ils provoquent. Les responsables de structure ont quelques fois beaucoup de mal à interdire les portables dans les salles de vie, tant ceux-ci apparaissent comme indispensables. Pour certains, il est impensable de s’en séparer. Pourtant, la disponibilité que requiert une collectivité de très jeunes enfants implique que ce « distracteur » soit laissé dans le vestiaire. Pour les assistantes maternelles également, l’accès au portable doit être limité au maximum en faisant comprendre aux parents que celles-ci peuvent être joignables sur certains moments de la journée, pendant la sieste par exemple, mais pas pendant les temps de repas, de jeux, de lecture partagée.

Sensibiliser les parents aux risques : Marie Noëlle Clément, psychiatre, évoque une nécessité de prévention face à la technoférence. Parce que les professionnels de la petite enfance ont dans leur mission l’accompagnement à la parentalité, ils peuvent jouer un rôle en expliquant aux parents les effets d’un manque de disponibilité lors des interactions avec leurs jeunes enfants. Les cafés parents, les rencontres, les transmissions du quotidien sont autant d’occasions de faire passer des messages, surtout lorsque le comportement de l’enfant interroge. C’est ce qui est souvent fait pour les risques de surexposition des tout petits aux écrans, mais doit aussi porter sur cet autre aspect des écrans.

Le constat fait par les chercheurs sur les effets de ces écrans nomades utilisés par les adultes nous rappelle à quel point la disponibilité psychique est essentielle pour le tout petit. Ces travaux récents nous renvoient des années en arrière lorsque Spitz et Bowlby mettaient en évidence l’existence des carences affectives. Sans être dans des tableaux aussi sombres, le mal-être de ces tout-petits doit nous interpeller et nous amener à agir en répondant à leur besoin de présence.

Clement M.N., Les 0-6 ans et les écrans digitaux nomades, Evaluation de l’exposition et de ses effets à travers la littérature internationale  in Neuropsychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Volume 68, Issue4, Juin 2020.

Gillioz E., Lejeune F., Gentaz E., (2022) Les effets des écrans sur le développement psychologique des très jeunes enfants : une revue critique des recherches récentes, Anae (178), 309-320.

Mac Daniel B.T, (2018), Technoference : parent distraction with technology and associations with child behavior problems. Child developpement, 89(1), 100 - 109

Marcelli, D., Bossière, M. & Ducanda, A. (2020). L’exposition précoce et excessive aux écrans (EPEE) : un nouveau syndrome. Devenir, 32, 119-137. https://doi.org/10.3917/dev.202.0119

Thollon Behar M.P., (2020), Communiquer, penser, parler avec le petit enfant, Dunod, Coll. Petite enfance.

 
Article rédigé par : Marie Paule Thollon-Behar
Publié le 13 septembre 2022
Mis à jour le 08 novembre 2022