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Catherine Bouve, enseignante-chercheur en Sciences de l’Éducation : « En France, nous avons plutôt des « enfants d’intérieur ».

Maître de conférences et co-responsable du Master Métiers de la petite enfance à l’Université Sorbonne-Paris-Nord, Catherine Bouve est également responsable de l’axe de recherche petite enfance du Laboratoire Experice. Elle vient de recevoir le Prix Recherche Action 2023 de la Fondation Mustela pour le projet de recherche sur « Le vécu des environnements extérieurs des jeunes enfants, accueillis en établissement d’accueil de jeunes enfants (EAJE) » qu’elle mènera cette année, dans le cadre d’une approche socio-ethnographique, auprès de quatre EAJE, situés en milieu urbain et rural. 
 


Les Pros de la Petite Enfance : Vous démarrez une recherche-action sur « Le vécu des environnements extérieurs des jeunes enfants accueillis en EAJE ». Est-ce une thématique qui n’avait pas encore été explorée et sur laquelle nous avons encore beaucoup à apprendre ? 

Catherine Bouve : Les travaux déjà menés sur cette thématique portent sur des enfants plus grands, à partir de l’école maternelle. La psychologie et la médecine s’y sont beaucoup intéressés, depuis longtemps, pour montrer les effets des activités extérieures sur le développement de l’enfant, sur ses apprentissages, mais aussi pour décrire les troubles liés au déficit de relation à la nature. Mais très peu de travaux concernent les jeunes enfants de moins de 3 ans. Cela est pertinent d’explorer ce thème, depuis un autre point de vue et cadre d’analyse, socio-ethnographique. 

Mon projet est de questionner le rapport aux environnements extérieurs des jeunes enfants accueillis en EAJE. Je vais repérer quatre établissements socialement et géographiquement contrastés, à la fois en milieu urbain et en milieu rural, et partie prenante du sujet. L’un est déjà engagé sur un projet de médiation animale, un autre pratique la sieste en extérieur… Ce qui m’intéresse c’est de comprendre les modalités de l’expérience des enfants, les aménagements et propositions faites à leur égard, comment les équipes ont cheminé, comment les éventuels freins ont pu être levés… 

Comment définiriez-vous les « environnements extérieurs » ? Parlez-vous de la nature ou cela peut-il également concerner l’environnement urbain ?

Dans ce projet de recherche, je n’emploie volontairement pas le terme de « nature » mais « environnements extérieurs » au pluriel. Il me semble que la nature en tant que telle n’existe plus guère. Les « espaces verts », « espaces naturels » sont façonnés par l’homme… La notion d’environnements extérieurs a l’intérêt d’inclure la nature mais également les espaces autres, en dehors de l’établissement, qu’ils soient ruraux ou urbains. Se promener en ville, observer le facteur à bicyclette qui distribue le courrier, les travaux de construction dans la rue, rencontrer une dame avec ses trois chiens et discuter avec elle… Tout cela fait aussi partie des apprentissages sociaux que peuvent faire les enfants. Cette ouverture sur l’environnement social de l’enfant favorise les interactions sociales et sont sources d’apprentissages multiples, tout comme les expériences avec la nature. 

Comment allez-vous mettre en place votre recherche ?

Je vais organiser des entretiens, des temps de rencontres avec les directions et les équipes, pour présenter le projet et susciter des questions qui peuvent contribuer à la recherche. Un temps aussi d’analyse des projets, des outils ou de la documentation des lieux d’accueil est prévu. J’aurai ensuite des temps d’observation (photographies et vidéo) des locaux, des aménagements, des enfants et des professionnels, de l’ouverture à la fermeture de la crèche, pour comprendre la façon dont les enfants s’approprient les propositions des adultes… Comment les enfants investissent les espaces qui leur sont proposés ? Je questionnerai l’ensemble des modalités de l’exploration extérieure des enfants : à quel moment est-ce qu’ils sortent, pour y faire quoi, avec quelle liberté d’initiative ou au contraire très orientés, quels sont les objets mis à leur disposition ou qu’ils trouvent par eux-mêmes (les « loose-part »). Je questionnerai les obstacles rencontrés par les professionnels. Je proposerai des « focus groupes » pour partager ce qui a été observé sur d’autres terrains et permettre aux professionnels d’y réagir (à partir du matériel recueilli : montage photos et vidéos) et croiser leurs réflexions avec des pratiques d’autres lieux, recueillir ce qui suscite leur intérêt ou leur réserve sur certaines pratiques.

Le projet de recherche s’inscrit dans une démarche de co-construction avec les professionnels de la petite enfance qui me semble essentielle, ainsi que dans une approche, à la fois compréhensive et comparative, pour appréhender les différences de pratique en contexte, mais certainement pas pour hiérarchiser les pratiques professionnelles ou évaluer le développement des enfants. 

Quels freins à la découverte de l’environnement extérieur rencontrent les professionnels de la petite enfance ?

Ils sont multiples, mais c’est peut-être d’abord eux-mêmes ! Est-ce que l’on permet à des enfants de mettre les pieds ou les mains dans la gadoue ? C’est très subjectif. Plus généralement, il y a le gestionnaire, la hiérarchie, les parents, les locaux. L’équipe peut aussi freiner, en lien avec l’âge des enfants. Chez les moins de trois ans, on est souvent sur la représentation commune qu’il faut préserver l’enfant des dangers de l’extérieur, avec cette culture du risque zéro. 

Explorer un environnement extérieur, n’est-ce pas aussi prendre des risques ?

On peut convenir que tout ce qui entrave l’expérience du dehors pour les jeunes enfants amoindrit pour eux la possibilité de prendre des risques, et cette notion-là est importante : on ne grandit pas sans prendre des risques ! On mesure bien sûr les risques en fonction de l’âge des enfants. Leur proposer d’appréhender leur environnement, c’est un risque qui renforce l’enfant dans ses expériences, dans ses compétences, dans son estime de soi et l’aide à grandir de façon harmonieuse. L’enfant que l’on protège de tout peut, au contraire, se mettre en danger parce qu’il n’a pas appris à mesurer les risques.

Comment se fait-il qu’en France, les lieux d’accueil et les pratiques professionnelles soient si peu tournés vers l’extérieur, contrairement à certains pays du nord notamment ? 

En France, nous avons plutôt des « enfants d’intérieur », c’est vrai ! Les enfants sortent peu, même lorsqu’il y a un jardin attenant. Je généralise, il y a bien sûr des lieux qui sortent beaucoup avec les enfants. Mais nous portons l’héritage de l’histoire très ancienne de nos modes d’accueil, avec l’importante ordonnance de 1945 et la lutte contre la mortalité infantile… Ces pays, où l’histoire de l’accueil de la petite enfance est plus récente, n’ont pas cet héritage hygiéniste. 

Qu’espérez-vous apporter par le fruit de votre réflexion ? 

Je n’ai pas la prétention de vouloir transformer les lieux d’accueil. Le changement viendra des professionnels eux-mêmes. A travers la recherche et la diffusion de ses résultats, j’espère permettre aux professionnels de dialoguer entre eux et rendre visibles ces expériences. La compréhension des pratiques qui accordent de l’importance à l’environnement extérieur, la compréhension des contextes qui favorisent ces pratiques, pourront permettre ce dialogue entre professionnels, entre équipes, et donner à d’autres professionnels l’envie d’oser. 

Travailler sur cette question, c’est également contribuer à une forme de reconceptualisation des lieux d’accueil de la petite enfance, trop centrés sur ces questions sécuritaires : la sécurité physique et psychique. On est toujours un peu trop dans le « préparer l’enfant à … » se séparer de sa mère, s’adapter à l’école maternelle… Et pas assez dans le « ici et maintenant », quel projet social porte-t-on ensemble ? qui pourrait permettre de sortir d’une routine sclérosante et faire en sorte que les lieux d’accueil soient centrés sur les compétences, la richesse des enfants, plutôt que sur leur manque et leurs « besoins ». Un enfant « acteur », plus qu’un enfant « agi ».

Vous avez déjà mené une recherche similaire en Amérique du Sud ?

En Amérique du Sud, j’ai rencontré des lieux d’accueil très différents. Au Brésil, dans les deux crèches enquêtées de la région de Cuiabá, les enfants mangent dehors. Ils sortent dans des jardins attenants car il y a une question sécuritaire, liée aux enlèvements d’enfants qui fait très peur. J’ai découvert, dans certains lieux, des conditions d’accueil très différentes : des tout-petits exposés aux écrans, des enfants très contraints dans ce qu’ils peuvent faire à l’extérieur. Il y a quelque chose à creuser du côté d’un « corps collectif » des enfants : quand les enfants se déplaçaient dans la crèche, ils devaient systématiquement se tenir les uns aux autres pour faire la chenille, comme des enfants entravés dans leurs mouvements. Tandis qu’à Montévidéo et Cuzco, autres exemples, dans un lieu avec très peu de moyens, j’ai découvert beaucoup plus de joie dans la relation entre enfants et adultes, et de jeux avec des matériaux de récupération. A Cuzco aussi, des expériences en extérieur organisées avec les parents. Ultérieurement, l’idée serait d’élargir la recherche pour développer une comparaison entre différents pays d’Europe et d’Amérique du Sud, non pas pour hiérarchiser mais pour comprendre ces différentes pratiques dans des contextes culturellement, socialement et géographiquement situés.
 

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Laurence Yème

PUBLIÉ LE 15 février 2024

MIS À JOUR LE 12 juin 2024

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