Tribune Libre
Pré-référentiel qualité d’accueil du jeune enfant : cherchez le jeu !
Par Fabienne Agnès Levine
Psychopédagogue
En tant que spécialiste du jeu, et encore plus après avoir lu l’avertissement introductif annonçant des informations revues « à l’aune des connaissances scientifiques », je ne me sens pas vraiment autorisée à donner mon point de vue sur l’ensemble de ce document à l’ordre du jour en cette rentrée. Mais quand même, avant d’argumenter à propos de mon domaine de prédilection, je ne peux pas m’empêcher d’exprimer mes doutes sur l’opportunité de généraliser la plupart de ces prises de position à l’échelle nationale.
Globalité du projet : quel est le cap ?
La lecture du sommaire ne dégage pas un fil conducteur sur les réponses à donner aux besoins des enfants de moins de trois ans dans des modes d’accueil diversifiés. Il est annoncé que « les thèmes sont parfois traités de manière incomplète », ce qui peut expliquer la difficulté à saisir le découpage des 124 pages, avec une sur-représentation de certaines thématiques (14 pages sur les pratiques managériales, 10 pages sur la qualité environnementale, 9 pages sur les émotions, 6 pages sur l’alimentation) et des propos expéditifs sur d’autres (2 pages respectivement sur l’observation, sur le sommeil et sur le jeu), presque rien sur l’approche du développement psychomoteur sauf si on va chercher des indications dans des paragraphes à propos d’« observation individualisée », de « repérage du handicap » et, plus étonnant, de « lutte contre la sédentarité ». Certes, l’exercice est difficile car il faut s’adresser à tous, des gestionnaires publics et privés les plus éloignés du terrain jusqu’aux différents professionnels de la petite enfance confrontés aux enjeux du quotidien.
Chaque mot compte, quand on veut donner une orientation
Au fil des pages, là où on attend des conseils éclairés, on trouve une accumulation de données dans des registres différents et avec des degrés d’application variables. Je m’en tiens à quelques remarques sur des demandes soit difficiles à décrypter, soit contradictoires :
– « Le lien d’attachement des enfants avec les professionnelles et professionnels ne menace pas le lien d’attachement avec les parents : au contraire, il renforce la probabilité pour l’enfant de développer un lien d’attachement sécure, en particulier lorsque la parentalité est fragile. » (page 15). Peut-être bien, mais encore faudrait-il connaître la signification de « parentalité fragile ».
– Après avoir expliqué que la période de familiarisation est individualisée « sans imposer un schéma type », la phrase suivante annonce que pendant cette période, l’accueil se fait « préférentiellement à des moments répétés (même lieu, mêmes jouets, même personne, même moment). » (page 20) Pas facile de s’y retrouver.
– « Les professionnelles et professionnels nomment les différentes parties du corps avec des mots précis, y compris pour les parties génitales (ex : « pénis », « vulve », « vagin » plutôt que « zizi », « zezette »…). (page 51) Tiens donc, l’éducation à la vie affective et sexuelle appliquée aux tout-petits. Mais la nudité devant les autres, ça non (voir page 51).
– « Ce n’est qu’à partir de 4-5 ans que l’enfant parvient à comprendre que les autres pensent différemment de lui et qu’il développe la notion de pudeur. » (page 51). Oui, mais avant il est écrit que « Les espaces de change sont individualisés et ne sont pas contigus pour respecter l’intimité et la dignité des enfants. » et « l’espace de toilettes prévoit un espace d’intimité pour les enfants », avec « un muret séparateur et des portes à la taille des enfants ». Alors, l’enfant de moins de 3 ans, il est déjà pudique ou pas encore ?
– Après avoir pointé le rôle spécifique de la personne référente et de la personne relais, il est écrit que « Chaque professionnel(le) doit bien connaître chaque enfant. », ce qui est à l’opposé de la notion de référence empruntée à l’approche piklérienne. (page 85)
– « Le dialogue avec les parents peut s’orienter vers l’importance de parler sa propre langue avec son enfant, mais d’employer régulièrement avec lui quelques mots de français pour que cette langue lui soit également familière. » (page 111) Conclusion, on dit quoi aux parents allophones ?
Un survol des bonnes conditions de jeu
Là où j’attends des recommandations issues de consultations et de validations d’experts, je découvre une juxtaposition de points de vue à l’intérêt inégal. Je ne trouve donc pas de réponses au besoin de jouer formant une vision globale et s’inscrivant dans un principe préalable qui pourrait être : « Le jeu, c’est sérieux ». Je n’ai pas pu m’empêcher de rechercher l’occurrence des mots « jeu » (7), « jeux » (14), « espace de jeu » (2), « jouer » (8) et « jouets » (13). Ce nombre serait satisfaisant si la majorité de ces mots ne se trouvaient pas répartis ailleurs que dans les trois petites pages consacrées au jeu. Un autre mot, « éveil », est utilisé plusieurs fois pour évoquer le besoin de jouer, qui est exprimé avec justesse : « Éveil de l’enfant : ce n’est pas une anticipation de la scolarisation. » (page 12). L’illustration de ce principe, malheureusement, est une phrase creuse : « Les activités d’éveil sont pensées par les professionnelles et professionnels en lien avec ses goûts personnels et les ressources à sa disposition pour permettre la transmission du plaisir créatif à l’enfant. » (page 55) Un autre terme, bien qu’inapproprié aux préoccupations des moins de trois ans, est utilisé, celui de « loisirs créatifs ». Plutôt que remettre en cause l’idée même de « loisirs créatifs » pour des moins de trois ans, une longue phrase informe que « Les pinceaux, papiers, gommettes adhésives, colles, rubans adhésifs, tampons encreurs, feutres, peintures, maquillage, paillettes, pâtes et sables à modeler… sont des sources d’expositions des enfants et des professionnelles et professionnels à des substances chimiques. » (page 117). Il est rappelé aussi de penser aux « ateliers “fait maison” privilégiant l’utilisation de produits naturels et biodégradables » (page 119). Bien sûr que oui.
Le rôle de l’adulte pas vraiment défini
Le court paragraphe dédié au jeu commence avec une phrase généraliste : « Des jeux variés sont à disposition des enfants qui s’en saisissent librement. Les espaces sont aménagés pour permettre cette exploration libre des enfants. Le choix des jeux prend en compte l’évolution des enfants en fonction des âges et éventuellement les considérations environnementales. » (page 39). D’autres phrases, pas plus éclairantes, complètent la présentation du rôle de l’adulte :
– « Les professionnelles et professionnels créent un lien de confiance en installant à proximité de lui et de l’enfant un espace de jeu attrayant ou en repérant le jeu qu’il affectionne et lui proposer systématiquement. » (page 17) Qui dirait le contraire ? mais au fait, « attrayant », c’est comment ? Et pourquoi ajouter « systématiquement » ?
– « Dès que les enfants deviennent plus mobiles, les interactions entre eux apparaissent sous deux formes : des conflits autour des jouets activés par les autres, et des imitations de jeux moteurs (courir, taper des pieds…) ou avec des jouets semblables utilisés de la même façon. » (page 31) ou bien « Quand un enfant veut le jeu d’un autre, les professionnelles et professionnels ne disent pas “tu n’es pas gentil”, mais “je vois que tu veux faire comme… mais lui il a encore envie de jouer, alors on va chercher comment faire”. » (page 31) Pourquoi insister à ce point sur les comportements agressifs et les conflits entre enfants ? Ce n’est pas un manuel de psychologie. Dommage de ne pas plutôt développer les grands axes qui détermineraient le cadre dans lequel l’enfant peut jouer, seul et avec les autres.
De bonnes idées aussi
– « Quand le ou la professionnelle est amené à dire trop souvent “non” à l’enfant, il s’interroge alors sur l’aménagement de l’espace et les propositions de jeux qui lui sont faites. » (page 40) Ça, c’est vrai. Tout autant que : « Il est nécessaire de remettre l’observation au centre du travail et au cœur de la pédagogie : partir des connaissances des enfants présents au quotidien, de leur évolution et de leurs besoins pour adapter les programmes de la journée et ne pas conformer les professionnelles et professionnels et restreindre la créativité et la spontanéité des enfants et des professionnelles et professionnels. Le programme doit pouvoir être actualisé. » (page 42) On trouve d’autres recommandations raisonnables, comme « Le lieu d’accueil prévoit des espaces modulaires ou des espaces de motricité. L’existence de salles de motricité n’est pas à encourager. Si elles existent, cela ne doit pas conduire à réduire l’activité à une heure ou un jour donnés : l’enfant doit pouvoir courir, sauter, grimper, en toute circonstance… » (page 40).
Des idées plus discutables
– Il y a besoin de moins d’adultes pendant les temps de jeu parce que les jeunes enfants sont « relativement autonomes dans leurs jeux » (page 17). Que ce soit vrai ou faux, mieux vaut éviter de diffuser ce message qui pourrait induire des plannings de travail serrés.
– Elles et ils « divisent les enfants en petits groupes de 6 à 8 enfants. Il est préférable d’être un adulte pour un plus petit groupe d’enfants que 2 adultes pour un groupe deux fois plus grand, qui permet de faire baisser le niveau de bruit et le stress. » (page 40) Pourquoi cette précision alors que la composition de groupes est tellement tributaire des effectifs, des écarts d’âges, des projets et surtout, des locaux ?
– « Les professionnelles et les professionnels allongent l’enfant sur le dos sur un revêtement matelassé et posent un objet coloré, brillant ou qui fait de la musique dans son champ de vision. » (page 52) Merci pour cette remarque, avec la mention « pour les enfants de plus de 6 mois ». Mais est-il besoin de préciser « coloré » ? « Brillant » et « qui fait de la musique » sont-ils des critères de qualité ?
Alors que la motricité libre, qui fait consensus et mérite d’être mise en avant à l’échelle nationale, n’est citée à aucun endroit, le conseil « à partir du moment où l’enfant peut tenir sa tête » de « mettre l’enfant à plat ventre au moins 30 mn réparties dans la journée. » (page 52) m’interpelle.
La place des jouets
L’équipement en jouets, quel que soit le lieu d’accueil des tout-petits, est un acte difficile car il demande une approche pluridisciplinaire. Et pourtant, dans le pré-référentiel, tout se résume à un rappel de la règlementation en vigueur (page 118), une incitation à des jouets de « seconde main » associée à « la possibilité pour les enfants d’expérimenter à partir des objets du quotidien et de les détourner de leur usage » (page 124) et un focus sur les jouets à led (veilleuses ou jouets ?), sans élargir la mise en garde à l’ensemble des jouets à piles et à capteurs (page 54). Une demande, lourde de conséquences dans les aménagements d’espaces de jeu, qui mériterait d’être argumentée, est donnée sans explications : « L’espace n’est pas réfléchi par type de jouets mais plutôt par tranche d’âge et il se réorganise avec le développement des enfants. » (page 116) Aucune allusion à des classifications de jouets existantes (demandez aux ludothécaires) alors qu’elles aident à penser les réponses aux besoins des enfants, à la fois pour des groupes d’âges, et des groupes inter-âges.
La nature à l’honneur
Dans une longue partie intitulée « L’éveil à la nature, aux arts et cultures », on trouve des paroles louables sur le rapport de l’enfant avec la nature ainsi que sur sa sensibilité artistique. Y sont déclinés l’importance de l’extérieur et des vêtements adéquats, les bienfaits de la présence d’animaux, la biodiversité, l’éveil des sens et la possibilité (à vérifier) de laisser les très jeunes enfants manipuler « Les éléments naturels de différentes matières et textures (laines, céramiques, argiles, marrons, châtaignes, feuilles, pailles, bois, sable, terre…) » (page 57). Si on pense aux deux premières années de la vie, certaines propositions me paraissent idéalisées, comme le Land Art sous forme d’« ateliers créatifs avec des éléments naturels comme supports et outil de création » (page 57). Mais pourquoi pas ? Pourvu qu’on ne confonde pas jouer et créer avec une finalité.
« Le besoin d’identité »
Pour finir sur une note positive, je souscris à la formulation « L’enfant de moins de 3 ans a une conscience faible du collectif : il ne comprend que ce qui s’adresse à lui individuellement. » (page 15). Dommage que ce message n’ait pas été pris comme point de départ à des renvois d’ordre théorique et à des préconisations ayant un impact tant dans l’organisation des actes de la vie quotidienne que dans le jeu.
Fabienne Agnès Levine
PUBLIÉ LE 03 septembre 2024
MIS À JOUR LE 11 septembre 2024