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Table ronde 3 : La réflexivité professionnelle en question
Pour un accueil de qualité, donner du sens à ce que l’on fait, il est essentiel de prendre du temps pour réfléchir à sa pratique professionnelle. Des temps hors enfant ont donc été instaurés par la réforme des services aux familles avec 6 heures d’analyse des pratiques professionnelles (APP) annuelles pour les professionnels exerçant en crèches et à titre expérimental pour les assistantes maternelles. Et, depuis le 1er janvier 2024, la Cnaf finance 3 journées pédagogiques par an pour les crèches Psu. Bref, des outils qui doivent permettre de favoriser la réflexivité. Pour aborder ce concept, dans l’air du temps, six invités : Marie-Paule Thollon-Béhar, docteure en psychologie, formatrice petite enfance ; Pierre Moisset, sociologue, consultant petite enfance ; Matthieu Menguy, administrateur de la Fneje ; Jérôme Obry, président de la FFEC ; Bernadette Vivier-Merle, directrice-coordinatrice Association crèches Saint-Bernard ; Muriel Gasco, présidente d’Accent Petite Enfance.
A chacun sa définition de la réflexivité professionnelle
Comment ne pas commencer cette table ronde sans se pencher sur ce qu’est la réflexivité professionnelle ? Première à prendre la parole, Marie-Paule Thollon-Béhar a indiqué que c’est Donald Schön, pédagogue américain, qui l’a conceptualisée. Selon lui, il y a la réflexivité dans l’action et la réflexivité sur l’action : « c’est-à-dire des temps où on pense son action soit dans l’instant même soit en dehors, ce qui reste très large en termes d’outils », a-t-elle précisé. Pour sa part Pierre Moisset a expliqué : « Soit vous avez un cadre d’action suffisamment clair et vous réfléchissez dans une sorte de cadre prédéterminé dans lequel vous pouvez ajuster l’action soit, ce que je pense être la situation de la petite enfance en France aujourd’hui, vous réfléchissez pour contribuer à définir ce qu’est votre action, c’est-à-dire c’est quoi accueillir les jeunes enfants ». Nul doute pour nos invités que la réflexivité est essentielle et qu’elle concerne tous les professionnels. Et c’est ce sur quoi Matthieu Menguy a insisté : « la réflexivité (…) est énormément travaillée dans notre formation d’EJE, mais ça ne doit pas être propre aux EJE, cela doit être propre à l’ensemble des professionnels de la petite enfance ». Et d’ajouter : « On est avant tout des praticiens réflexifs, c’est-à-dire que nous sommes dans la pratique et en même temps il va falloir que l’on réfléchisse. (…) On réfléchit à un cadre avec des objectifs vers lesquels on doit aller. Et ensemble, au sein de chaque équipe, on va essayer de définir la manière d’arriver à ces objectifs-là. » De façon très concise, Muriel Gasco a donné sa définition de la réflexivité : « c’est la capacité à pouvoir réfléchir sur soi-même, à comprendre le sens et, en collectif, c’est s’améliorer par l’écoute, le partage, l’apprentissage. » Quant à Jérôme Obry, il estime qu’ « il y a deux choses importantes dans la petite enfance : la charge mentale individuelle de chaque collaborateur et la capacité à travailler en équipe. Et par rapport à ces deux dimensions, la réflexivité pour moi, c’est l’écosystème qui permet d’être dans une logique d’amélioration continue personnelle et collective ». Enfin, pour Bernadette Vivier-Merle, « c’est la capacité à prendre de la distance sur nos actions que ce soit dans l’action ou avec des temps élaborés pour. C’est valable aussi pour les responsables de structures. »
APP, journées pédagogiques, réunions d’équipe… les outils pour mettre en œuvre la réflexivité professionnelle
L’analyse de la pratique, l’outil roi ?
S’il y a un outil qui vient de suite à l’esprit lorsque l’on évoque la réflexivité, c’est bien l’analyse des pratiques professionnelles (APP). « Un outil essentiel qui apporte beaucoup aux équipes quand il est bien conduit », a ainsi affirmé Marie-Paule Thollon-Béhar, laquelle estime que « c’est l’outil roi parmi d’autres outils ». « (…) Sur l’analyse de pratique, il faut s’entendre sur les objectifs. (…) On entend souvent en objectif : elles pourront vider leur sac. Non, ça va bien au-delà, il y a des objectifs assez précis comme partager ses difficultés ou évoquer ses émotions, donner du sens aux pratiques et trouver une cohérence au sein de l’équipe et puis améliorer la qualité d’accueil des situations travaillées. L’APP peut contribuer à diminuer l’écart qu’il y a entre la réalité de terrain difficile et les valeurs. Et c’est ça qui fait souvent partir les professionnels », a-t-elle poursuivi.
L’APP, un outil phare aussi, selon Pierre Moisset : « il y a d’autres outils de réflexivité, mais on s’aperçoit que l’analyse de la pratique, y compris pour les assistantes maternelles, semblent être un des lieux de réflexivité parmi les plus puissants. » Parmi les autres outils, le sociologue a mentionné les formations, où « il y a aussi une large part de réflexivité. (…) ».
De son côté si Bernadette Vivier-Merle considère l’APP comme un outil important pour travailler sur la réflexivité, elle estime qu’il n’est pas le seul. « Il y a aussi les réunions d’équipe, a-t-elle indiqué. Si on les consacre à réfléchir autour du projet pédagogique, qui est un document cadre pour les professionnels, ça peut apporter cette réflexivité. » Elle a également évoqué les « commissions de travail transversales entre les différents groupes d’accueil d’enfants sur des questions comme l’accueil de l’enfant en situation de handicap, l’accueil des familles en situation de fragilité (…) » mises en place au sein de l’association lyonnaise crèche Saint Bernard. « Tous ces temps participent à la cohésion de l’équipe, au bien-être des professionnels dans leur travail et à mon sens à la qualité d’accueil », a-t-elle encore affirmé. Enfin, elle a évoqué l’observation : « On a la chance d’avoir une psychologue qui intervient dans nos structures 12 heures par semaine (…) Je pense que tous les projets d’observation qui ont pu être mis en place, c’est aussi un outil de réflexivité. (…) Cette observation permet de prendre de la distance avec sa pratique et on peut construire d’autres solutions. »
Pour Matthieu Menguy également, « il n’y a pas que l’APP, il y a plein d’autres moments où la réflexivité est mise en question (…) c’est quelque chose qui doit être un petit peu dans chaque moment du travail d’équipe. La réflexivité est dans l’APP, mais elle est aussi dans les réunions pédagogiques (…), la journée pédagogique (…) ». Il a aussi mis en avant le rôle essentiel du management : « pour pouvoir avoir des praticiens réflexifs dans une équipe, il faut que le management permette cela. (…) pour pouvoir nourrir la confiance en eux des professionnels, il ne faut pas qu’on fasse à leur place. » Concernant l’APP, « le fait d’avoir un tiers qui n’est concrètement pas au quotidien avec les enfants va permettre parfois de débloquer des situations car il apporte un regard qui est neuf (…). L’intervenant n’apporte pas des solutions toutes faites. Lorsque l’on fait de l’APP, on cherche quelqu’un qui va nous faire réfléchir d’une manière différente », a-t-il insisté. Et a pointé du doigt l’insuffisance des 6 heures prévues pour la loi.
Dans le même sens, Muriel Gasco a souligné : « c’est (ndlr : l’APP) vraiment un outil, mais ce n’est pas le seul sur la réflexivité ». « Il faut déjà définir et expliquer aux gens à quoi ça sert. Ce n’est pas un lieu où ne vient que décharger », a-t-elle encore indiqué. Elle a abordé, parmi les autres outils, les journées pédagogiques, les « documents à lire et à réfléchir » proposés à l’équipe et les conférences-débats.
Chez Rigolo comme la vie, chaque crèche réalise 8 séances d’APP de 2h/an. « Le contexte de la réflexivité est plus important que le concept, a expliqué Jérôme Obry. Chaque crèche est différente, l’expérience est différente, les enfants sont différents, le lieu est différent, les familles sont différentes. Pour moi, il faut partir de ce contexte pour y apporter en plus des séances de relecture de pratique tout l’environnement qu’il y a autour. Qui peut aller chez nous de l’intégration aux réunions d’équipe. Nous proposons aussi des « vis ma vie » (…) Cet écosystème vient s’adapter au contexte de la crèche. »
Le déroulement d’une séance d’APP : méthodologie et cadre
Plusieurs temps rythment une séance d’APP comme l’a exposé Marie-Paule Thollon-Béhar : le temps du récit (« on raconte »), le temps du questionnement (« on va chercher à aller plus loin, à essayer de comprendre ce qui s’est passé, à avoir aussi un autre regard aussi sur cet enfant qui pleure beaucoup, qui mord…, ce parent qui est difficile ») et le temps de compréhension (« où l’on peut aider aussi à la réflexion en s’appuyant sur les connaissances sur le développement de l’enfant »). « Et on termine par et maintenant qu’est-ce qu’on peut faire ensemble et on cherche les pistes modifiables », a-t-elle précisé. Tout comme Matthieu Menguy, Marie-Paule Thollon-Béhar a relevé l’insuffisance des 6 heures d’APP prévues par la loi, « car au-delà, il y a une continuité qui va s’instaurer dans le travail et la séance suivante on va faire le point ». Elle a également mis l’accent sur l’importance de la confidentialité (« On ne fait pas de compte-rendu des séances ») et de la participation (« Je dis toujours, si vous ne participez pas, on ne fera pas grand-chose ».) Et, enfin, a mentionné : « L’intervenant est un animateur des échanges et pour moi, il ne devrait pas y avoir de silences de 30 minutes en séance d’APP comme je l’entends régulièrement. Je ne travaille pas avec le silence. Le travail de l’intervenant, c’est de lancer un questionnement que les professionnels ont intériorisé ».
Réflexivité et gestionnaires
« Pour moi, la réflexivité c’est avant tout une affaire de professionnels, a affirmé Matthieu Menguy. Et a poursuivi : « avant de pouvoir mettre en place des séances d’APP, il faut que tout autour, que ce soit dans les relations avec le gestionnaire, avec le management, les choses soient clarifiées. J’ai presque envie de dire pacifiées pour qu’ensuite on soit bien pour pouvoir faire notre travail ».
Mais pour Muriel Gasco, la réflexivité concerne aussi les gestionnaires : « J’ai un peu milité au moment des échanges du groupe de travail pour introduire un nouvel acteur, le gestionnaire, dans la réflexivité car je trouve qu’il n’est pas cité. (…) Je pense que dans sa propre pratique le gestionnaire aussi rencontre beaucoup de contraintes et souvent des contraintes qui ne sont pas perçues comme étant des contraintes de terrain. Et il est nécessaire à un moment donné qu’il y ait cette réflexivité entre gestionnaires, qui est une réflexivité transverse mais qu’il y ait aussi une réflexivité horizontale avec les équipes. Au même titre que l’on peut avoir une réflexivité avec des institutionnels. C’est essentiel de pouvoir réfléchir ensemble. »
Jérôme Obry, de son côté, a expliqué : « nous avons 15 personnes de nature différente qui nous accompagnent (psychologue, psychomotricien…) (…). Ces 15 personnes font 2 séances par an de partage pour avoir une idée de l’ensemble du réseau. (…) C’est intéressant d’avoir une prise du pouls des centres d’intérêt qui reviennent beaucoup dans l’ensemble des crèches. »
Temps, compétence de l’intervenant, moyens… les freins à la réflexivité professionnelle et à la mise en place des séances d’APP
Selon Muriel Gasco, le temps est le frein numéro 1, « parce que les familles ne veulent pas forcément que l’on ferme les établissements. Quand on leur dit : c’est pour vous, c’est pour améliorer les conditions d’accueil, c’est pour améliorer la qualité, ce n’est pas toujours compris. On a beaucoup de mails des familles qui sont contre car elles ne savent pas comment substituer ce jour de garde. »
Dans le même sens, Matthieu Menguy a souligné qu’un des freins majeurs est le moment où sont réalisés ces différents temps de réflexion et d’échanges. « Nous les professionnels, nous sommes voués corps et âme à l’accueil des enfants parce que l’on sait ce que ça va apporter aux familles. Elles en ont besoin pour pouvoir travailler. » Afin que cela mieux accepté par les familles, il conseille de les prévenir en amont afin qu’elles puissent s’organiser. Ce qui est le cas dans la structure dans laquelle il exerce : « la réunion pédagogique est choisie tous les ans, en fonction du jour où il y a le moins d’enfants. Les journées pédagogiques : une est fixée dès la rentrée, une deux mois après accolée au 1er novembre, une autre la 2e semaine des vacances d’hiver et la dernière, c’est le lundi de Pentecôte. Les séances d’APP sont le soir de 19h30 à 21h30, après la fermeture ».
Dans les établissements de l’association crèche Saint-Bernard, les dates de fermeture sont aussi anticipées et signalées aux parents via le calendrier qui leur est remis afin qu’ils puissent trouver des solutions. C’est donc le cas pour la journée pédagogique annuelle. Sur les conséquences pour les familles, Pierre Moisset a indiqué : « Je trouve cela intéressant que ce soit une contrainte qui s’impose aux parents. (…) Ça vient signifier aux parents et sociétalement qu’accueillir des enfants, travailler auprès d’enfants, c’est devoir s’en abstraire à certains moments (…). Jusqu’ici je vois plutôt que la politique de l’emploi vient contraindre la politique de la petite enfance par l’idée qu’il faut créer des places d’accueil pour arriver à l’emploi, mais je trouve ça assez intéressant qu’on puisse penser la contrainte de la petite enfance sur l’emploi ». Et faisant écho aux propos de Matthieu Menguy relatifs aux 6 heures d’APP loin d’être suffisantes, il a pointé comme l’un des principaux freins : le manque de moyens alloués.
Des freins aussi par rapport à l’intervenant. Pour Marie-Paule Thollon-Béhar, outre l’absentéisme, « qui retentit sur la composition du groupe d’APP », il y a en effet « la question de la compétence de l’intervenant » qui se pose. Lequel peut depuis 2021 être un professionnel de la petite enfance (EJE, puéricultrice, psychomotricien). Elle a insisté sur la nécessité d’une formation pour aider à trouver la juste posture. L’intervenant ne donne pas de solutions toutes prêtes, mais il « accompagne à trouver des solutions », a-t-elle aussi mentionné. Un point sur lequel Pierre Moisset la rejoint : « la question du positionnement de l’intervenant est très importante, (…) il faut déplier le problème et non pas apporter des solutions. » « Cela demande aussi un portage affectif et émotionnel », a-t-il complété. Et pour Bernadette Vivier-Merle, « il faut que le contact passe avec l’intervenant ». Dans ses crèches, l’intervenant rencontre l’équipe et c’est cette dernière qui donne le GO.
Enfin, selon Jérôme Obry, effectivement « pour un certain nombre de gestionnaires, cela représente un coût supplémentaire, du mécontentement potentiel ».
Réflexivité professionnelle et qualité d’accueil
Oui, la réflexivité professionnelle est constitutive de la qualité d’accueil ! Tous les intervenants sont unanimes sur ce point. Pour Pierre Moisset, « le mystère c’est comment on a réussi à faire le boulot avec ce manque de réflexivité attribué aux équipes. (…) Un professionnel de la petite enfance qui n’a pas de temps de réflexivité, il est mis dans des conditions structurelles de travail dégradées et 6 heures, c’est du travail dégradé. »
Jérôme Obry, quant à lui, a indiqué : « nous sommes dans un métier où on ne peut absolument pas se passer de ces trois dimensions : pourquoi on fait les choses, qu’est-ce qu’on va faire et comment on va le faire. Et les trois ont leur importance aussi bien factuellement au moment où on les pose que dans la relecture (ndlr : de pratique) ». Et a précisé qu’il y a « un besoin d’alignement personnel au travers de ces trois dimensions avec le projet pédagogique et éducatif – et la réflexivité, c’est l’occasion de s’aligner – et un besoin d’alignement collectif pour qu’on soit parfaitement complémentaire pour les enfants. »
Marie-Paule Thollon-Béhar a, pour sa part, insisté sur la notion de sens. Elle a souligné que la période covid avait entraîné une perte de sens et que, finalement, « toute cette réflexion qu’on a sur la réflexivité (ndlr : au sens large, pas seulement pour l’APP) amène à redonner du sens ». « En espérant que dans les évaluations et le contrôle futurs dont on nous parle, sera pris en compte l’intérêt de cette dimension réflexive sur l’évaluation de la qualité d’accueil », a-t-elle souligné.
« L’analyse de la pratique, la réflexivité ça permet aussi de comprendre le chemin que l’on a fait, quelle est notre mission en tant que professionnelle de la petite enfance, de se mettre un peu à distance de son histoire personnelle. Il y a tout ce jeu là qui est important pour moi aussi dans la réflexivité », a conclu Bernadette Vivier-Merle.
Muriel Gasco, en tant que gestionnaire, a expliqué : « Pour moi, la réflexivité, c’est essentiel et le gestionnaire en est conscient parce que par nature, il n’est pas éloigné du terrain, ni des préoccupations qualitatives des conditions d’accueil ou des conditions de travail qui garantissent la qualité d’accueil des enfants et des familles. » Concernant le groupe de travail auquel elle participe dans le cadre de la mission sur les pratiques professionnelles, il y a un point relatif à la réflexivité qu’elle souhaitait aborder : « Le référentiel a avancé une réflexion avec trois propositions qui n’a pas encore reçu de consensus : le gestionnaire doit veiller à mettre en place des espaces d’échanges et de réflexion pour ses équipes sur le terrain et avec ses équipes de terrain ; il doit prévoir des rencontres régulières avec les autorités organisatrices ou les autorités organisatrices doivent prévoir des rencontres régulières avec aussi les conseils départementaux et les caf ; il faudrait pousser les gestionnaires quels qu’ils soient à adhérer à un réseau, à une dimension nationale pour assurer l’information, la réflexivité de la profession, l’accompagnement et surtout l’apprentissage. »
Pour terminer, Matthieu Menguy a reconnu : « Enfin, avec la réforme Norma – même si à la Fneje on a énormément de critiques à faire sur cette réforme – il a été dit que travailler avec des jeunes enfants ce n’était pas que travailler en présence des jeunes enfants ! C’est une avancée. C’est en ça que c’est très bien qu’il y ait ces 6 heures. Par contre, ce n’est qu’une petite chose. Et il va falloir continuer. »
Voir le replay de la table ronde 3 sur la réflexivité professionnelle en question
Caroline Feufeu
PUBLIÉ LE 09 avril 2024