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Zoé Poli, doctorante : « Dans les années 50, le dévouement apparaît comme une qualité centrale des professionnelles de la petite enfance »

Doctorante en histoire, Zoé Poli vient de remporter la Bourse de recherche pour l’enfance de la Fondation Mustela. Diplômée du Master Matilda (Histoire européenne des femmes et du genre), elle mène – encore pour quelques années – une thèse intitulée : « Devenir des professionnelles du care. Histoire de la formation des professionnelles de la petite enfance, France, 1947-2011 » à l’Université Lumière Lyon 2 ; un travail titanesque qui vise à retracer comment se sont construits les métiers d’auxiliaire de puériculture et de puéricultrice, durant la seconde moitié du 20e siècle. Un projet inédit qui questionne la notion de vocation, et nous éclaire sur les raisons profondes et actuelles du manque de valorisation de ces métiers dans l’inconscient collectif.

Les Pros de la Petite Enfance : Peu de chercheurs se sont intéressés aux métiers de la petite enfance. Quel est l’objectif de votre thèse ?

Zoé Poli : En effet, il n’y a eu que très peu de travaux menés sur l’histoire contemporaine des professions du care. Des recherches ont été faites sur les assistantes sociales au début du 20e siècle, sur le soin aux personnes âgées, mais sur la petite enfance, très peu. Seule une autre doctorante, Bérénice Bernard, s’intéresse en ce moment à l’émergence du métier d’éducatrice de jeunes enfants, dans la seconde moitié du 20e siècle, en cotutelle à l’Université de Genève et Sciences Po Paris. Pour ma part, j’avais très envie de travailler sur la question du travail du care, notamment parce qu’un article, paru en 2019 dans la revue Clio (spécialisée sur les femmes, l’histoire et le genre), m’avait interpellée : il invitait à travailler la notion du care en histoire du genre pour réfléchir à la féminisation de certains métiers et essayer d’attraper cette notion de soin, de sollicitude, de l’attention à autrui dans le travail…

Et puis la petite enfance est venue à moi lorsque j’ai découvert, aux Archives Départementales du Rhône, le fond d’archives très riche d’une école d’auxiliaires de puériculture, ouverte en 1948 dans la banlieue lyonnaise, à Bron. Bien que l’école ait fermé, il reste près de 4000 dossiers d’élèves à partir desquels j’ai rédigé mon mémoire de recherche en Master d’histoire européenne des femmes et du genre, dit Master Matilda (Université Lumière Lyon 2). La thèse, sur laquelle je travaille aujourd’hui, s’inscrit dans son prolongement : j’explore le même thème « Devenir des professionnelles du care. Histoire de la formation des professionnelles de la petite enfance, France, 1947-2011 » en élargissant mon champ de recherches à la formation des puéricultrices et à d’autres terrains (écoles d’auxiliaire de puériculture de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or et Metz, et en en secteur plus rural d’Alençon et Besançon ; ainsi que deux écoles de puériculture à Caen et Lyon).

Je veux savoir « comment » est-ce que l’on devient une professionnelle du care de 1947 à nos jours. 1947 car c’est l’année d’adoption du décret qui crée les diplômes de puéricultrice et d’auxiliaire de puériculture. Et derrière cela, je pose la question de la manière dont on passe de compétences domestiques, très associées au féminin, à la maternité – des compétences qui peuvent presque être qualifiées de naturelles – à des compétences professionnelles. Comment les formations s’institutionnalisent en France à deux échelles. A l’échelle nationale, on crée de plus en plus de formations et de diplômes : comment est-ce qu’elles s’organisent, quels sont les débats, les enjeux de reconnaissance de certains métiers ? Et à l’échelle individuelle, comment se passe l’expérience de la formation de ces jeunes femmes. Puisqu’il se trouve que ce sont exclusivement des femmes qui suivent ces formations.

En travaillant sur les métiers d’auxiliaire de puériculture et de puéricultrice, j’ai l’envie et l’ambition d’interroger d’autres professions : il y a par exemple beaucoup de parallèles et de comparaisons à faire entre les auxiliaires de puériculture et les aides-soignantes. Prendre la notion de care permet ainsi d’élargir la réflexion à d’autres professions, même si la petite enfance – à elle seule – cristallise de nombreuses réflexions autour du genre. J’espère que mes hypothèses pourront être saisies par d’autres chercheurs qui travailleront à leur tour, plus précisément, sur d’autres professions.

Quelle méthode de travail avez-vous choisie ?

Je pars d’abord des individus : ce qui m’intéresse, c’est l’expérience de la formation par les anciennes élèves et par les formatrices. Pour cela, je mène des entretiens et je travaille sur les dossiers des élèves, environ 300 à 500 par école. Je suis en train d’en constituer un corpus. Ces dossiers me permettent d’établir les profils sociologiques des élèves ayant fréquenté les écoles : qui sont les jeunes filles qui les intègrent ? De quel milieu social sont-elles issues ? Comment envisagent-elles leur métier ? Est-ce que les termes évoluent ? J’étudie également les évaluations de stages, les correspondances entre l’établissement et les parents et les copies d’examen.

Par exemple, il est intéressant de voir que, dans les années 50, les élèves avaient des cours de morale professionnelle qui sont devenus, au début des années 70, des cours d’éthique professionnelle. Je m’appuie également sur des enquêtes du ministère de la Santé dans les années 1970 et les compte-rendu de réunions de la Commission chargée de l’enseignement de la puériculture.

Que sait-on du contenu de la formation d’auxiliaire de puériculture et de ces cours de morale professionnelle, dans les années 50 à 70

A cette époque, la formation d’auxiliaire de puériculture dure un an, dont dix mois sont consacrés aux stages pratiques, effectués auprès des enfants de foyer ou de pouponnière pour la majorité, de jour comme de nuit. En cours théoriques, les élèves apprennent l’anatomie d’un nourrisson, l’accompagnement des mères à l’allaitement, les soins d’hygiène, la nutrition des jeunes enfants, l’éveil, les soins à administrer aux enfants malades. Mais elles acquièrent également une identité professionnelle codifiée et normée transmise dans les cours de morale professionnelle.

Bien que je n’aie pas accès au contenu précis de ces cours, je dispose de copies d’élèves de l’école de Bron qui répondent à des questions comme « De toutes les qualités que doit avoir une puéricultrice, laquelle jugez-vous la plus importante, pourquoi ? ». Dans leurs réponses, les élèves mettent en avant la vocation, l’amour des enfants ainsi que des qualités professionnelles, des dispositions très genrées comme la douceur, la tendresse. Le dévouement apparaît alors comme une qualité centrale des professionnelles de la petite enfance. « La qualité la plus importante d’une puéricultrice est l’oubli de soi. Pour arriver à acquérir cette qualité il en faut beaucoup d’autres : la volonté, le dévouement, la patience, la bonté. La puéricultrice (Ndlr. Entendre, auxiliaire de puériculture) qui a cette qualité prend son service en oubliant ses petits ennuis, ses satisfactions personnelles. Elle ne pensera donc qu’à sa vocation, qu’à son travail, elle le fera donc très bien », écrivait Monique, l’une d’entre elles.

Pour les élèves de cette école, le souci des autres semble justifier d’adopter une posture dévouée, maternelle, qui tient presque du sacrifice. Dans un article – écrit pour la revue Genre et Histoire – j’explique que là, réside l’un des enjeux majeurs de ce métier qui produit et reproduit des normes genrées, et attribue des qualités naturalisantes à celles qui l’exercent. Et je pose la question de savoir si l’institution adhère à ces qualités du métier d’auxiliaire de puériculture ou les rejette, métier créé en même temps que son diplôme.

Vous constatez que le métier d’auxiliaire de puériculture attire des jeunes femmes de classes populaires. Est-ce à l’époque une profession peu considérée ? 

Dans les années 50, c’est surtout une opportunité de poursuivre sa scolarité pour ces jeunes femmes pour la plupart issues des classes populaires ouvrières et agricoles ou des petites classes moyennes. Elles ont souvent arrêté d’étudier à la fin de l’école primaire à 14 ans (Ndlr, après le certificat d’études) pour travailler. Pour celles qui continuent dans la formation professionnelle, il y a alors deux grandes voies : les métiers de la couture et les métiers du bureau. Et l’une de mes hypothèses, c’est qu’à partir des années 50, les métiers du soin et de la santé (puis du tertiaire) sont une troisième voie qui s’ouvre à ces femmes.

Certaines entrent alors en formation d’auxiliaire de puériculture sans condition de diplôme. L’école de Bron précise sa volonté de recruter des femmes jeunes semble-t-il, de 18 à 35 ans ; et a l’objectif affirmé de recruter parmi les jeunes femmes de l’Aide Sociale à l’Enfance. Des promotions composées exclusivement de femmes bien que la profession ne soit pas féminine dans ses statuts. En 1991, l’Ecole de Bron rappelait encore sa volonté de figurer comme une « aide à la qualification et à l’emploi des jeunes femmes d’un niveau scolaire faible issues en partie d’un milieu rural qui constituent une catégorie vulnérable au regard de l’emploi ». 

Sur la non-considération, je pense que c’est quelque chose qui va avec le genre du métier, sans doute aussi avec la classe, c’est sûr. Mais l’une de mes hypothèses, c’est que rapprocher leurs compétences professionnelles de leurs compétences maternelles empêche une vraie reconnaissance et une valorisation de leur profession d’auxiliaire de puériculture.

A cette époque, l’idée de vocation est prédominante. A quel moment les mentalités évoluent-elles ? 1968 a-t-il eu un impact ? 

Dans ces documents d’archives, et notamment les lettres de motivation, il est presque impossible d’affirmer la sincérité de l’une ou de l’autre mais il est intéressant de voir qu’elles essaient de correspondre aux attentes supposées d’une institution. En rencontrant les formatrices de ces années-là, toutes me disent qu’aimer les enfants n’est pas une raison suffisante pour faire ce métier. Et pourtant, c’est ce que les élèves écrivent, puisque c’est ce que l’on attend d’elles ! (…) On a des envolées sur le sacrifice, le dévouement, la vocation dans la grande majorité des copies… Cependant, j’essaie aussi de voir d’autres représentations du métier, des élèves qui n’écrivent pas noir sur blanc « j’ai toujours rêvé de faire ce métier, j’aime les enfants, je pourrai me dévouer corps et âme à ce métier ». Je m’intéresse à celles qui s’expriment autrement sur le métier d’auxiliaire de puériculture, en valorisant davantage la technicité ou les savoirs sanitaires différents.

Difficile de définir à quel moment les mentalités évoluent, j’ai encore besoin d’affiner mes recherches sur ce point pour pouvoir affirmer quelque chose. Sur l’école de Bron seule, je n’ai pas observé de rupture après 68. Mais il serait tout aussi intéressant de voir que 68 n’a pas plus bousculé que cela les formations des auxiliaires de puériculture.

Les travaux qui ont été faits sur les assistantes sociales dans l’entre-deux guerres montrent qu’à cette époque, la vocation est un prérequis essentiel pour entrer en formation et devenir assistante sociale. Indissociable de la profession elle-même. Et petit à petit, au fur et à mesure que le métier se professionnalise, la vocation est mise de côté. Mais elle n’est pas totalement rejetée non plus. Aujourd’hui, certains professionnels la rejettent en bloc. Et en même temps, on a quand même l’impression (et je pense que cela vaut pour la plupart des métiers du care) qu’il faut englober aussi l’idée de la vocation, du dévouement.

On aimerait pouvoir décrypter l’évolution de ces formations jusqu’aujourd’hui ! Pourquoi arrêter vos recherches à 2011 ?

Je ne travaille pas du tout sur ce qui se fait aujourd’hui, je vais jusqu’à 2011 car c’est l’année de création des bacs professionnels ASSP et SAPAT, les premiers dans le secteur du soin et de la santé (Ndlr, alors que le premier bac professionnel a été créé en 1985). Il aura fallu attendre plus de trente ans pour que les secteurs sanitaires et médico-sociaux soient concernés ! Pour l’instant je me suis beaucoup intéressée aux années 50, 60, 70 et j’avance progressivement…

Appel à témoins

Afin de poursuivre son travail, Zoé Poli recherche des anciennes élèves de la Pouponnière-école Germaine Richer à Saint-Cyr-au-Mont-D’or, l’Ecole technique et pratique de formation sociale, à Bron, de l’Ecole de la Croix-Rouge française d’Alençon, de l’Ecole d’auxiliaire de puériculture de Besançon, l’école d’auxiliaire de puériculture de Metz, de l’Ecole de puéricultrice du C.H.R de Caen et l’Ecole de puéricultrice Rockefeller à Lyon.

Vous avez fréquenté ces écoles entre 1947 et 2000 ? Vous y étiez élève, enseignant, personnel de direction ?
Vous accepteriez de partager quelques souvenirs de votre formation ?
Les raisons qui vous ont poussées à devenir des professionnelles de la petite enfance ?
Votre vécu, vos premiers emplois comme auxiliaire de puériculture ou puéricultrice ?

N’hésitez pas à contacter Zoé Poli zoe.poli@univ-lyon2.fr
Le recueil des témoignages sera réalisé dans le plus strict anonymat, en toute confidentialité et sous couvert de la plus grande discrétion.

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Laurence Yème

PUBLIÉ LE 18 janvier 2024

MIS À JOUR LE 23 février 2024

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