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Table ronde 4. Et les enfants dans tout ça, comment vont-ils ?

Il n’était pas possible de terminer cette journée sans dédier une table ronde à ceux qui font la raison d’être des métiers de la petite enfance : les tout-petits. Deux années de crise sanitaire, des parents plus inquiets, des professionnels parfois à bout de souffle… alors comment vont-ils ? Réponse avec nos sept invités : Marie Defrance, directrice du service petite enfance d’Auxerre ; Pierre Moisset, sociologue ; Isabelle Fabre, assistante maternelle, Marine Schmoll, psychologue en crèche, membre de l’Anapsy.pe ; Josette Serres, docteur en psychologie du développement ; Pascale Tournardre-Regairaz, présidente de l’association des EAJE hospitaliers publics et Claire Vanier, directrice du pôle petite enfance de la fondation œuvre de la Croix Saint Simon.

Bilan de l’étude : des enfants plus angoissés, mais aussi plus curieux

Via une enquête en ligne, conçue par le sociologue Pierre Moisset, 1 500 professionnels de la petite enfance (1000 de l’accueil collectif et 500 de l’accueil individuel) nous ont fait part de leurs observations concernant l’état des enfants qu’ils accueillent. Il ressort de l’enquête que « les enfants sont plus inquiets, plus angoissés, plus agités, mais aussi plus curieux », révèle Pierre Moisset. « La part noire est plus accentuée dans l’accueil collectif que dans l’accueil individuel », précise-t-il. De façon très concrète, Claire Vanier, directrice du pôle petite enfance de la fondation Œuvre de la Croix Saint Simon, a expliqué : « Quand on m’a posé la question, j’ai fait un état des lieux par rapport aux années précédentes et (…) selon les remontées de terrain, les enfants vont moins bien. » Et a précisé : « On me parle de situations de plus en plus complexes d’accompagnement de soutien à la parentalité, de plus en plus d’informations préoccupantes, de plus en plus d’agressivité. » Pour sa part, Marie Defrance, directrice du service petite enfance d’Auxerre est plus partagée : « Il n’y a pas forcément d’enfants qui vont mal. Je dirais que les enfants font les frais du contexte sociétal, de la pénurie des professionnels évidemment, de la crise sanitaire qui nous a obligés à réduire les amplitudes horaires, voire à fermer des établissements, qui ont mis aussi les parents en difficultés. »

La présidente de l’association des EAJE hospitaliers, Pascale Tournardre-Regairaz, de son côté, n’a pas vu de réelle différence. Elle souligne que les professionnels et les parents, à 98% des soignants, étaient très inquiets que les enfants soient impactés et se sont donc beaucoup mobilisés. « Nous, on sentait des enfants plutôt bien, plutôt très bien et des parents aussi avec lesquels on a tissé des liens et ceci explique peut-être cela », a-t-elle confié. Et l’accueil individuel ? Isabelle Fabre, assistante maternelle, a confirmé les résultats de l’enquête. « On constate que les enfants sont plus éveillés, curieux », a-t-elle noté.

Du côté de la recherche, si Josette Serres, docteur en psychologie du développement, a reconnu qu’une telle enquête sociologique était intéressante, elle a aussi mis en garde : « Il faut distinguer le ressenti, le subjectif de l’objectif. (…) On ne sait pas si c’est réellement le cas parce qu’on ne l’a pas mesuré. » Par ailleurs, selon elle, c’est encore trop tôt pour évaluer les éventuels problèmes dans le développement cognitif des enfants. Et puis, citant les travaux d’un chercheur français, elle rappelle qu’il serait « très difficile pour un professionnel d’estimer l’état émotionnel de l’enfant ». En effet, cette étude démontrait que des enfants avec des taux de cortisol élevés (hormone du stress), étaient jugés par les professionnels comme étant tout à fait tranquille. « Donc on peut très bien estimer que les enfants vont bien alors qu’en réalité, ils ne vont pas bien. Attention à notre subjectivité », a-t-elle prévenu. Elle a également évoqué deux autres études. La première, une étude américaine de 2021, a montré que les enfants nés juste avant le covid ou nés pendant le covid avaient plus de difficultés (développement du langage…) que ceux nés bien avant. Si cette étude semble pour Josette Serres difficilement transposable en France (ça se passe aux Etats-Unis et les enfants ne sont pas en crèche), elle permettrait d’alerter sur le fait qu’« il y a peut-être eu des choses qui se sont passées pendant ces deux années où l’enfant a pu être sous-stimulé ou autre ». La seconde étude, suisse cette fois-ci, est « une revue de questions qui montre ce qui a pu impacter le développement de l’enfant parce que l’on sait aussi qu’un enfant a besoin des visages pour se construire (…) on a beaucoup de travaux qui ont même testé l’effet du masque avant même la pandémie. Et on sait aussi que pour un tout-petit enfant ne pas voir un visage en entier va influencer vraiment sa communication », a-t-elle souligné.

Un rythme de vie plus complexe et une plus grande stimulation de la part des parents

Concernant les causes de cet état ambivalent des enfants, les professionnels mettent en avant le rythme de vie des parents devenu plus complexe et donc plus stressant pour les enfants. Et le fait que les parents les stimulent plus. « Ils signalent ces deux évolutions qui pourraient paraître contradictoires, mais en fait, cela renvoie à des phénomènes socio-économiques et socio-démographiques massifs : la dérégulation des horaires de travail et une centration des parents sur les questions des relations avec les enfants », a explicité Pierre Moisset. Et a conclu sur ce point : « On peut dire que les professionnels relient bien des phénomènes avec des choses qui peuvent être observées en partie chez les parents. »

Les parents sont-ils vraiment sous pression ? Le ressenti d’Isabelle Fabre, c’est qu’aujourd’hui « ils ne se sentent pas compétents en tant que parents et ont peur de ne pas apporter des choses même toutes simples à leurs enfants ».

Marine Schmoll, psychologue en crèche, membre de l’Anapsy.pe ne limite pas cette agitation des enfants aux seules contraintes des parents : « (…) Actuellement on parle d’enfants très excités par l’espèce d’anxiété ambiante, mais aussi très stimulés. Les constats sont d’autant plus négatifs en collectivité (car) plus les enfants sont en groupe, plus le groupe est grand, et plus il y a cette agitation, cette excitation possible et plus il faut des moyens humains et une organisation qui tienne et tout un système bien-traitant qu’il faut mettre en place. »

Au vu de leurs contraintes, les parents en demandent-ils trop aux modes d’accueil ? Quelles sont réellement leurs attentes pour favoriser le bien-être de leur enfant ? Pour Marine Schmoll, il y a là un discours un peu ambivalent, voire quasi-schizophrénique dans la société, qui peut se résumer en une question : « Qu’est-ce qu’on attend de ces modes de garde ? Est-ce qu’on veut que ce soit des modes de garde de qualité comme on l’a dit, bien-traitants, accueillants, de plaisir ou est-ce qu’on veut que ce soit des modes de garde qui incitent, invitent à la compétence ? On en vient parfois à ce que les parents soient presque plus connaisseurs que nous sur la question de ce qu’il faut pour leurs enfants. Mais c’est aussi un bien on l’a rappelé et ça nous invite toujours à nous interroger. »

Des tout-petits réceptifs aux émotions et au mal-être des adultes

Face à des parents sous pression, on comprend bien que l’état des enfants en pâtisse. Mais qu’en est-il de la relation professionnels-enfants accueillis ? Et est-ce que le contexte difficile dans lequel évoluent actuellement les pros, notamment dans l’accueil collectif, apparaît dans l’enquête ? « Ce qui ressort de l’enquête, a expliqué Pierre Moisset, c’est que les assistantes maternelles sont plus positives sur l’état des enfants et invoquent plutôt des causes liées à l’évolution des parents, mais aussi la morosité sociale ambiante, la pandémie arrivant derrière. Les professionnels de l’accueil collectif vont beaucoup plus invoquer les évolutions de leurs conditions de travail, perçues comme négatives (manque de personnel…) » Et d’analyser : « on observe que les enfants des milieux précaires sont plus fréquemment accueillis dans les modes d’accueil collectif. Donc les professionnels voient arriver des populations qui ont des modes de vie, des contraintes qui sont beaucoup plus complexes que celles à laquelle ils avaient l’habitude. »

Concernant la répercussion de l’état des professionnels sur celui des enfants, Josette Serres décrypte : « l’état d’esprit d’un adulte est totalement décelé par un tout-petit. L’enfant décode énormément les émotions de l’adulte dans sa grande fragilité. La grande dépendance du tout-petit, c’est de pouvoir survivre seulement si les adultes sont autour de lui, et des adultes qui sont bienveillants, c’est-à-dire qui n’ont pas l’air d’avoir d’autres problèmes dans la tête. (…) Si on veut montrer à l’enfant que tout va bien, il faut absolument avoir un sourire radieux toute la journée. »

Quant à Claire Vanier, elle confie : « (…) Je pense que ce qui permet de savoir si un enfant va bien c’est de l’observer, d’observer sa famille et nos professionnels. C’est une triade essentielle pour savoir. (…) Il faut accompagner des populations qui changent et je pense que les enjeux du développement des compétences sont aussi une des clés qui permettra que l’enfant aille bien. On met la pression sur les parents : il faut qu’ils soient de super-parents. On met la pression sur les professionnels pour qu’ils soient de super-professionnels. Quand est-ce que l’on va mettre la pression sur les enfants pour qu’ils soient des super-enfants aussi ? C’est la question que l’on peut se poser. »

Des professionnels pas toujours assez « équipés » pour favoriser le bien-être des enfants

Pour Marie Defrance, le problème n’est pas seulement celui de la qualité de l’environnement de travail des pros qui rejaillit négativement sur les enfants, mais aussi celui des connaissances, de la formation des professionnels. « Evidemment il y a eu le Covid, mais depuis de nombreuses années, le travail fait en crèche est un travail que je décris comme approximatif. Pour les formations initiales, il y a aujourd’hui encore peu d’endroits où on enseigne vraiment le développement de l’enfant et ses capacités et où on permet aux gens qui vont ensuite occuper des métiers de praticien de mettre en place des applications concrètes sur le terrain », a-t-elle précisé. Et de poursuivre : « Et ça au niveau de l’enfant, c’est assez préjudiciable dans le sens où parce qu’on n’a pas les bonnes informations, parce qu’on ne vise pas les bonnes choses, on est tout le temps en train de sur-estimer ce qu’il est capable de dire, de faire, de comprendre. (…) Je pense qu’on a cette question de fond à se poser sur les contenus de formation, sur le cadre du travail, sur la prescription de travail. (…) N’est-il pas temps de passer du travail approximatif à un cadre plus contraint dans l’intérêt supérieur de l’enfant ? (…) »

Ce défaut de connaissances, un constat partagé par Josette Serres : « C’est ma mission depuis que je suis en retraite, j’ai vraiment envie de permettre aux professionnels de terrain d’avoir les connaissances scientifiques actuelles (…). Ça me tient à cœur : les connaissances méritent d’être diffusées. Il faut savoir ce qui se passe dans le cerveau d’un bébé pour qu’on comprenne ses comportements (…) Parfois, on sous-estime l’enfant ou on le sur-estime, mais comme on n’a pas la connaissance, on le fait approximativement. Donc ce serait bien que l’on soit plus au clair sur ce que l’on peut attendre d’un enfant de 2 ans, de 3 ans. Ces trois premières années, c’est une période où il se passe beaucoup de choses avec une vitesse fantastique. »

Et pour remettre le bien-être des enfants au cœur de la pratique et faire en sorte qu’ils aillent mieux, Marine Schmoll indique : « Les bonnes recettes, on les connaît à peu près et depuis longtemps. Il y a le nombre de professionnels suffisant pour un pas trop grand nombre d’enfants (…), une organisation qui permette aussi aux professionnels de prendre du recul, déjà pouvoir aller déjeuner, prendre une pause (…) Il faut aussi participer à des réunions afin de parler des enfants. Ensuite, il y a un décret sur l’analyse des pratiques, c’est primordial, pour ça il faut du temps et de l’argent (…). »

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Caroline Feufeu

PUBLIÉ LE 03 octobre 2022

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